El Marco Modérateur

3232 votes

  • Stasi Block

    David Young

    9/10 Allemagne de l’Est, été 1975. Dans la ville de Halle-Neustadt, deux bébés jumeaux disparaissent : Karsten et Maddelena Salzmann, enlevés à l’hôpital. Si l’on retrouve rapidement le premier, mort, dans une valise, le second demeure introuvable. Karin Müller, lieutenant de la police d’Etat, mène l’enquête avec son équipe, remontant vers de terribles secrets du passé.

    Après Stasi Child, voici le second opus de la série centrée sur le personnage de Karin Müller. Extrêmement bien documenté, cet ouvrage séduit rapidement grâce à son contexte. David Young réussit à rendre immédiate l’ambiance si particulière de la RDA des années 1970. Plus particulièrement, la ville de Halle-Neustadt constitue en soi à la fois une curiosité et un personnage à part entière : une cité ubuesque censée être une vitrine du communisme triomphant, un dortoir dédaléen dont les rues ne portent pas de noms, si chérie des autorités est-allemandes qu’elle va recevoir sous peu un invité de marque, et à propos de laquelle il est plus que fortement conseillé de ne pas faire une mauvaise publicité. D’autre part, l’intrigue est riche, foisonnant de rebondissements et de flash-backs efficaces, prolongeant le mystère quant à ces kidnappings de bébés jusque dans les ultimes paragraphes. De terribles mystères remonteront alors à la surface, entremêlant tragédies familiales et secrets protégés par les hautes sphères du régime. Karin Müller est également une protagoniste singulière : entêtée, fine et vaillante, on apprend de nombreuses informations sur son passé dans cet opus, des éléments qui viendront d’ailleurs jouer un rôle important dans le récit. David Young dépeint une vision sombre et en partie désenchantée, qu’il s’agisse de la RDA, bien évidemment – délicieux mirage où l’Etat contrôle tout jusqu’à conserver des traces administratives d’une gamine osant se révolter contre le sort d’un des amis de son âge – mais aussi d’une société née des décombres brûlants de la Seconde Guerre mondiale.

    Un ouvrage remarquable, enténébré à l’envi, et dont les simples décor et contexte composent, au choix, une révélation ou un ensorcellement.

    21/01/2019 à 17:36 8

  • Versailles Of The Dead tome 2

    Kumiko Suekane

    1/10 Où l’on apprend, d’entrée de jeu, que les morts-vivants se nourrissent de pierres précieuses (ben allons donc…). On reprend donc une louche de ce brouet mélangeant histoire (mal) revue et (très mal) corrigée, zombies, cambriolages, dessins plats, scènes saphistes sans intérêt, passages occultes complètement grotesques, démonologie pathétique, immense ennui croissant, et quelques malheureux fous rires tant l’ensemble est navrant. Que l’Histoire soit réécrite, oui, pourquoi pas, mais pour le faire, il faut un minimum de talent (pourtant présent dans « Afterschool Charisma ») et surtout, il faut y croire, parce que là, j’ai surtout pensé que le mangaka avait perdu un gage et progressait dans son histoire à marche forcée, comme on va à la guillotine, justement. Ou alors, il aurait fallu une forme de distanciation, d’ixième degré, d’humour parodique, bref, ce qui manque au moins autant cruellement à cette série que du goût. A oublier de toute urgence.

    13/03/2023 à 18:56 4

  • A Cache-cache

    M. J. Arlidge

    9/10 Disgrâce totale pour la commandant de police Helen Grace : la voilà en prison après la manipulation opérée par Robert Stonehill dans Oxygène. Peu de temps après, on retrouve une détenue, Leah, morte, la bouche et les yeux cousus, les autres orifices bouchés à la vaseline. Alors que l’heure de son procès approche, Helen ne peut faire autrement que de mener l’enquête.

    Voici le sixième volet de la série consacrée à Helen Grace, et c’est de nouveau une réussite. M. J. Arldige nous permet de retrouver notre policière de choc dans une situation pour le moins compliquée, puisqu’emprisonnée et donc incapable de prouver son innocence, et confrontée à un ennemi particulièrement diabolique et mystérieux. L’auteur réussit, une fois de plus, à imprimer un rythme fou à son ouvrage, avec cent quarante-et-un chapitres, la majorité d’entre eux ne comptant que deux ou trois pages. Chacun s’emboîte à merveille au précédent et au suivant, ce qui fait que le livre est impossible à lâcher. On découvre, dans cette prison d’Holloway, des personnages variés et denses, depuis le terrible Campbell, maton acéré et brutal, aux prisonnières altruistes, en passant par les ignobles Annie et Alexis, la première étant handicapée par une sclérose en plaques et devenue chef de meute, la seconde jouant les gros bras et prête à se mesurer à Helen. M. J. Arldige joue habilement sur les faux-semblants, les rebondissements et les psychologies, et l’on ne voit pas passer les quelque trois cents soixante-dix pages. De plus, en dehors du pénitencier, l’action se poursuit avec Charlie Brooks, fidèle à son ancienne supérieure hiérarchique désormais derrière les barreaux, et prête à tout pour retrouver le retors neveu d’Helen, héroïnomane et usurpateur d’identité, et ainsi démontrer l’innocence de la capitaine.

    M. J. Arldige mène son histoire pied au plancher, avec un scénario de prime abord classique mais redoutable d’efficacité. Probablement l’un des meilleurs opus de la série.

    22/09/2020 à 07:22 7

  • Dans les griffes de la Mafia

    Nicolas Trenti

    9/10 Autant j’avais été très déçu par un précédent Escape Game (« Le Piège de Moriarty »), autant celui-ci m’a vraiment emballé, et cela n’a bien évidemment strictement rien à voir avec l’identité de son auteur. J’ai, en effet, trouvé ici une véritable interactivité avec le livre, très chouettement imaginé, bâti et illustré, avec un nombre suffisant d’énigmes et de pistes à exploiter pour s’occuper une heure, voire plus. Car maintenant que j’ai bouclé le périple, je vais me relancer dedans pour en saisir les chemins alternatifs et autres éléments qui m’ont échappé. Sincèrement, beaucoup de devinettes, de possibilités, et même des choix absurdes dans lesquels je me suis lancé, juste pour les tester et voir s’ils avaient été envisagés par son auteur (les choix « VOPI » et « TOCE », par exemple, et plus exactement les résultats obtenus, m’ont bien fait rire). Et c’est ça qui est vraiment génial avec ce livre-jeu : son champ des possibles. Même avec, finalement, assez peu de pages et d’éléments en main, il y a largement de quoi s’occuper grâce aux divers outils, actions et interactions envisageable, mêmes les plus folles et les plus idiotes. J’ai vraiment passé un excellent moment, tout autant de lecture que de réflexion, et je vais tâcher de soumettre ce livre à mes élèves collégiens pour voir leur façon de se dépatouiller avec les problèmes, comment ils vont appréhender les règles (les combinaisons notamment), et voir s’ils parviennent à s’immerger dans cet univers ludique et de raisonnements. A titre personnel, je n’ai pas obtenu les cinq étoiles (saletés de clefs que j’ai mal utilisées au départ, et saletés de panneau électrique qui m’a résisté). Il me reste également à voir la version numérique de ce livre-jeu. Vraiment, une réussite totale pour un concept très bien pensé, huilé et prenant !

    16/12/2018 à 18:29 7

  • Derniers sacrements

    M. J. Arlidge

    9/10 Kassandra Alicja Marta Wojcek, dite Kassie, n’a que quinze ans mais elle vit déjà une terrible épreuve : elle est capable, après avoir regardé quelqu’un, de savoir quand et comment cette personne va mourir. Un fardeau épouvantable, et qui vient récemment de se matérialiser à nouveau : elle a percuté Jacob Jones, adjoint au procureur, dans une rue et elle sait déjà qu’il va périr d’une façon atroce. Il va en effet être la victime d’un ignoble tueur en série qui va se mettre à tourner autour de l’adolescente. Le psychologue Adam Brandt pourra-t-il l’aider à survivre à ce prédateur ? Mais en a-t-elle seulement envie ?

    De M. J. Ardlige, on connaît déjà l’excellente série consacrée à Helen Grace, et c’est avec appétit que l’on se rue sur cet opus, un one shot de quelque cinq-cents-soixante pages. Lorsque l’on analyse le pitch, on semble avoir déjà vu ou lu nombre des éléments présentés. Un tueur en série qui se rapproche de l’héroïne, un don presque surnaturel qui se commue en malédiction, etc. Cependant, c’est oublier que l’auteur est passé maître dans les thrillers. D’entrée de jeu, on retrouve le tempo échevelé qui constitue l’une des signatures de M. J. Ardlige, avec des chapitres extrêmement courts et enlevés (cent-cinquante-et-un). Le suspense est habilement entretenu au gré de ce récit fort et efficace, très cinématographique sans pour autant tomber dans les travers du genre, sans la moindre fusillade abracadabrante ni effet téléphoné. Kassie, consommatrice de drogue depuis l’âge de ses onze ans, vivant avec sa mère très pieuse et attachée à sa grand-mère atteinte de sénilité, est aussitôt sympathique avec ce talent si particulier, proche de la médiumnité, incapable de vivre avec cette aptitude qui la ronge puisqu’elle ne peut rien faire pour venir en aide aux victimes, leur sort étant déjà scellé. Dans le même temps, Adam compose un psychologue très attachant, vivant en couple avec Faith, une peintre enceinte. Sans rien divulguer, M. J. Ardlige se distingue de bien d’autres avec sa propension à proposer un récit fougueux, sans le moindre temps mort, alternant les points de vue entre les divers protagonistes. Loin de n’être qu’un remarquable rythmicien, il propose également de belles envolées humaines, poignantes et marquantes, qui toucheront notamment Adam, avec des passages d’une rare densité émouvante. Et il y a ce final, remarquable, inattendu, mémorable, achevant de faire de cet opus un immense moment de lecture, allant bien au-delà du simple livre distractif.

    Un écrivain déjà reconnu pour sa maîtrise du suspense, et qui a l’audace de quitter sa zone de confort pour nous offrir un roman tout aussi brillant que les précédents : non seulement le geste est à applaudir, mais le résultat est un pur coup de maître.

    01/06/2021 à 07:05 7

  • Dix

    Marine Carteron

    8/10 Quelques lignes (page 219) résument bien ce qui se passe dans cet ouvrage : « Dix coupables réunis sur une île, tués l’un après l’autre pour expier un crime pour lequel la justice ne les avait pas condamnés. Des meurtres reprenant consciencieusement le déroulement d’une comptine accrochée dans les chambres des invités tandis que dix petites statues de jade étaient brisées après chaque mort. » Une habile transposition du mythique « Dix petits nègres » d’Agatha Christie : 10 personnes (7 adolescents et trois adultes) emmenés sur une île bretonne pour une émission de téléréalité, avec des meurtres dont le modus operandi s’inspire de contes ou de la mythologie, pour une vendetta dont seules les dernières pages nous livrent l’instigateur et le mobile (même si ce dernier se laisse aisément deviner grâce aux divers indices assez explicites laissés au gré du récit, tels de petits cailloux) par Marine Carteron. Une écriture limpide, recherchée et travaillée, donc à destiner en priorité aux jeunes lecteurs aguerris (puisque c’est le but de la collection dans laquelle ce roman a paru) ainsi qu’à des lecteurs adultes. Des personnages répondant certes à des clichés (le beau gosse ancienne vedette du cinéma, sa mère castratrice et alcoolique, les jumeaux dont l’un est obèse et taré et la sœur cachant un lourd secret, la bimbo, la sportive adepte du plongeon acrobatique, le surdoué, etc.), même si l’écrivaine a l’intelligence de couper le pied à ces poncifs en expliquant que c’est à la demande de l’émission de téléréalité elle-même. Un délicieux jeu de massacre, avec une paranoïa, un suspense et une érudition indéniable, pour un ouvrage qui est vraiment une adaptation plutôt qu’un pompage éhonté du roman de la Reine du crime. Une histoire de vengeance très bien bâtie, presque jouissive et cathartique.

    14/09/2019 à 08:23 7

  • Joyland

    Stephen King

    9/10 Un ouvrage que j’ai trouvé remarquable et vers lequel je suis allé, je dois le reconnaître, à reculons. Mais une fois pris par les mots du King, dans cette histoire chorale poignante et bouleversante, je n’ai jamais décroché du récit. Une magnifique galerie de personnages, denses et terriblement humains, dans leurs fêlures comme dans leurs vaillances, se mouvant au gré d’un scénario remarquable de simplicité. Sous la plume d’autres auteurs – et je ne vise bien évidemment personne, cela aurait été plat, décousu, racoleur. Ici, tout est mouvant, structuré, de très bon aloi. Des amitiés qui se nouent et de dénouent, des amours blessées tandis que d’autres, naissantes, vont aider Devin Jones à suturer ses plaies. Certes, l’histoire de l’homme aux mains tatouées et l’assassinat des jeunes filles passe au ixième plan, mais on s’en moque, et royalement. Seul compte ce remarquable récit, presque initiatique, où Stephen King nous prend par la main et nous ramène dans un temps béni, serti des joies bon enfant suscitées par ces manèges et autres attractions qui nous ont tous, au moins un temps, émus. Et que dire de la bouleversante histoire d’amitié entre Devin et Mike, un jeune bonhomme atteint de dystrophie musculaire, qui se conclut sur une sublime scène – hautement symbolique – d’un cerf-volant dominant finalement l’ensemble de l’opus ? Un texte magistral qui emprunte certains codes, usages et obsessions de l’auteur à d’autres de ses ouvrages. Sublime, tout simplement.

    23/05/2017 à 18:37 7

  • Juillet de sang

    Joe R. Lansdale

    9/10 Richard Dane, encadreur, mène une vie tranquille avec son épouse et son fils. Un cambrioleur pénètre chez lui, et Richard le tue en état de légitime défense. Les policiers ne doutent pas de sa version des faits, tout est si clair que l’affaire est classée. Mais le père du voleur vient rôder près de la famille Dane. Trame-t-il une vengeance ? Et si toute cette histoire était encore plus compliquée que prévue ?

    Avec son style inimitable, Joe R. Lansdale sait surprendre le lecteur. De prime abord, tout a déjà été écrit, voire vu au cinéma. Pourtant, l’auteur a organisé de solides rebondissements qui sauront électriser le récit. À partir de personnages simples et crédibles et pourtant denses, Joe R. Lansdalea su bâtir un scénario prenant. L’ensemble y sonne juste, presque inspiré d’un énième fait divers, avant de se catapulter dans une direction absolument inattendue. Et là, une nouvelle magie opère. Les mots claquent, le suspense s’accroît, et de nouveaux protagonistes apparaissent, dont un détective privé, Jim Bob, inénarrable d’humour et d’efficacité. Le roman en vient à conjuguer les qualités du thriller bien sombre et de la cocasserie dans les dialogues, tout en conservant une ferme base de crédibilité.

    Un roman étonnant et singulier, divertissant au possible, où la délassement engendré s’allie à la nécessaire réflexion quant à la légitime défense et aux responsabilités familiales, comme indiqué avec autant de concision que de pertinence dans les dernières lignes.

    22/09/2014 à 18:52 7

  • L'Homme à l'oreille croquée

    Jean-Bernard Pouy

    8/10 Un simple accident ferroviaire. Voilà ce qui fait se rencontrer Marcel Bonnefond, quinze ans, et Marie-Claude. Ils vont vivre quelques heures l’un accolé à l’autre, dans un huis clos de corps charcutés par le déraillement, et au terme duquel Marie-Claude va manger l’oreille de Marcel, sous l’effet de la douleur. Mais une jonction des corps aussi brutale et atypique ne peut s’achever avec l’intervention des secours : sans le savoir, ces deux-là vont se retrouver et vivre encore bien des péripéties.

    Jean-Bernard Pouy n’est pas un auteur comme les autres, et ce roman, datant de 1987, le prouvait sans mal. Un postulat de départ complètement foutraque, mémorable et hilarant, servi par une plume remarquable, où le lyrisme côtoie l’argot et les jeux de mots complètement foufous. Un pur moment de délire, entre l’acide et l’absurde, qui chasse le cafard et épuise les zygomatiques. Mais cette fusion de chairs et de fer se poursuit quand Marcel se décide à retrouver la trace de sa belle et plantureuse gobeuse d’oreille, avec une question lancinante : l’a-t-elle ou non avalée, au point de transformer la vie de ce candide adolescent en Van Gogh des temps modernes ? La suite du récit glisse sur ces mêmes rails de la dérision, plaçant nos deux protagonistes face à des hommes méchants, retors et déterminés. Des épisodes échevelés, trempés dans l’encre du saugrenu et du cocasse, qui n’empêchent pas certains passages plus anxiogènes voire sombres, comme cette traque dans le train ou cette main armée tranchée à la machette. Et il ne faut pas non plus passer sous silence cette scène – ou plus exactement cette tirade – finale, où Marie-Claude – à moins qu’il ne s’agisse d’Arlette ? – certifie sans doute possible sa profession.

    Un roman de cent cinquante pages, court et très enlevé, où Jean-Bernard Pouy démontre toute l’étendue de son talent ainsi que la large palette de ses capacités, tant scénaristiques que littéraires. Un grand – et court – moment de lecture distractive.

    17/02/2020 à 08:18 7

  • La Position des tireurs couchés

    Nils Barrellon

    8/10 Zlatan Gubic est un THP, comprenez un tireur de haute précision à la BRI de Paris. Un sniper de haute volée, toujours calme et froid. Un récent cambriolage suivi d’une prise d’otage dans une banque a démontré, une fois de plus, l’étendue de ses capacités. Il découvre un jour par hasard un homme assassiné sur le périphérique au volant de sa voiture, tué d’une balle en pleine tête alors que l’automobile était en mouvement. Si ses collègues optent dans un premier temps pour un coup de feu émanant d’un véhicule voisin, Zlatan a une tout autre théorie : celle d’une balle décochée par un sniper depuis un immeuble voisin. Pour Zlatan, c’est le début de la fin.

    Il s’agit d’une histoire finalement très simple, à défaut d’être simpliste : l’histoire d’un sniper confronté à l’un de ses pairs pour un mortel jeu du chat et de la souris. Sur le papier, il est vrai que le pitch n’a rien de transcendant. Mais avec ce roman qui pastiche le célèbre roman La Position du tireur couché de Jean-Patrick Manchette, Nils Barrellon signe un opus d’une rare efficacité. La langue sèche et nerveuse mariée à ces chapitres courts et brutaux renforce la dynamique de son roman. Une remarquable course-poursuite entre deux hommes, faite de menaces, de défis et de traquenards. Zlatan est un personnage intéressant et qui attire rapidement l’attention du lecteur : ancien Bosniaque, ses pas ont été entraînés malgré lui dans la danse macabre de la guerre qui a ensanglanté et fracturé sa terre natale. C’est là-bas qu’il a appris les rudiments de l’art du tir avant de devenir un sniper de renom, même si un drame personnel a achevé sa carrière de soldat. D’ailleurs, serait-ce au cours de ce conflit armé que Zlatan se serait créé un ennemi suffisamment retors et rancunier pour se lancer sur sa piste, presque vingt ans plus tard ? Est-ce une vendetta personnelle ? La réponse ne tombera que dans les ultimes pages de ce livre solidement charpenté, égrenant tout du long de nombreuses indications quant à la balistique, chemisé comme une balle et qui touche sa cible en plein cœur. Une grande réussite littéraire de la part de Nils Barrellon, qui amorce son ouvrage par une citation de Jean-Patrick Manchette : « Un bon polar est vite écrit, vite lu, vite oublié ». Pour une fois, ayons l’immodestie de contester la parole de l’un des pionniers du roman noir français : ce roman a peut-être été vite écrit, il est effectivement rapide à lire, mais ses qualités empêchent toute amnésie immédiate à son sujet.

    12/03/2018 à 18:31 7

  • La Vallée

    Bernard Minier

    8/10 Le commandant Martin Servaz a connu des jours meilleurs (dire comme Franck 28 qu’il est « au mieux de sa forme » me paraît pour le moins surprenant…) : il fait l’objet d’une lourde enquête interne et risque sa carrière, son sevrage tabagique tient difficilement la route, son fils continue de présenter une grave maladie, et c’est alors que l’improbable se produit : un coup de fil émanant de Marianne le conduit à Aigues-Vives où elle serait retenue. Mais le cauchemar ne fait que commencer : Timothée Hosier et Kamel Aissani ont été retrouvés assassinés, l’un noyé au pied d’une cascade, l’autre avec un poupon planté dans l’abdomen. Non, décidément, Martin Servaz n’en a pas fini avec le malheur.
    Même moi qui suis loin d’avoir lu tous les ouvrages de Bernard Minier (doux euphémisme), j’ai pu sans mal raccrocher à la série consacrée à Servaz, notamment grâce aux notes de bas de page qui permettent de comprendre les références évoquées au fil du récit. Un récit que j’ai d’ailleurs beaucoup apprécié : un style fort, une plume alerte, des personnages plutôt nombreux mais chouettement décrits, et une ambiance sacrément pesante. Il faut dire qu’il s’en passe de (pas) belles, dans cette vallée : des morts atrocement exécutés, une avalanche qui place le village en total isolement, une étrange abbaye, une psychiatre méchamment dégourdie, une milice d’autodéfense qui se dresse pour contrecarrer le chaos quitte à le créer, de vieilles histoires qui reviennent à la surface, des confessions auprès de l’abbé comme des dossiers médicaux pour le moins épineux… Un cocktail détonnant, d’autant que Bernard Minier maîtrise le récit, son architecture, ses rouages, jusqu’au dénouement, bien trouvé et qui fait frissonner (juste un léger reproche : le coup des symboles découverts près de l’un des cadavres mettait un peu sur la piste, non ?). Pour le reste, malgré un élagage qui aurait permis de se débarrasser de quelques volées de pages superflues à mon avis, voilà un thriller très efficace, entretenant le feu de cette série vers laquelle je me tournerai à nouveau, et qui multiplie les réflexions que je trouve pertinentes (ou du moins avec lesquelles je suis en complet accord), notamment sur les conditions de travail des policiers ou des maires. Bref, un très bon thriller, percutant et avec un mobile des meurtres implacable.

    18/03/2024 à 20:00 7

  • La Voix secrète

    Michaël Mention

    8/10 Au milieu des années 1830, le criminel Pierre-François Lacenaire attend son exécution dans son cachot. Il profite du temps qui lui reste pour achever ses mémoires et ainsi envoyer ses ultimes crachats à la face de la société. Dans le même temps, des enfants sont agressés et décapités, et l'on retrouve dans Paris les morceaux de leurs dépouilles. En ces temps politiquement troublés, un policier décide qu'inviter Lacenaire à participer à l'enquête peut être un bon moyen de démasquer le tueur en série, d'autant que ce dernier semble s'inspirer des méfaits de Lacenaire...

    Les Éditions du Fantascope publient deux romans de Michaël Mention à la même date, Maison fondée en 1959 et cette Voix secrète. Dans ce dernier ouvrage, captivant, le lecteur se passionne rapidement pour les deux histoires qui s'enchevêtrent : celle de Pierre-François Lacenaire, assassin honni, qui voue une haine profonde à la société qui l'a vu naître, et celle concernant le mystérieux « Coupeur de têtes ». La langue de l'auteur est admirable, subtil mélange de poésie et d'un naturalisme assourdissant. Les lieux et ambiances sont parfaitement retranscrits, avec cette capitale aux parfums méphitiques, traversée de conflits politiques et fourmillant de mille maux, à tel point que sa population ressemble parfois à une faune. Le roman est bien court – à peine plus de deux cents pages – et se lit à la fois facilement et rapidement. Malgré le caractère subversif de Lacenaire, le lecteur finit presque par ressentir pour lui de la sympathie – ou tout du moins à ne pas l'exécrer comme le laissaient pourtant augurer ses forfaits de sang. Parallèlement, l'enquête policière est brillamment menée, et permet d'explorer une étonnante galerie de personnages, depuis les écorcheurs qui sillonnent la ville jusqu'aux policiers en passant par les autres protagonistes, la plupart issus des couches populaires. Les meurtres se multiplient, les fausses pistes également, et il faut attendre l'avant-dernier chapitre pour comprendre les motivations profondes de ces ruisseaux de sang. Indéniablement, Michaël Mention dispose d'un talent rare de conteur ; en plus d'avoir bâti une intrigue adroite, il sait fixer un physique, un lieu, une atmosphère, avec une économie de mots judicieusement choisis.

    Ce polar historique au climat ténébreux est un véritable régal. À la fois sulfureux et distrayant, bien documenté et fictif, diabolique et réjouissant, il scelle de manière indiscutable l'entrée dans l'univers de la littérature policière d’un auteur de talent qui est reçu... avec mention.

    31/08/2011 à 13:13 7

  • Le Colis

    Sebastian Fitzek

    8/10 Emma Stein, psychiatre, a bien des raisons de croire qu’elle sombre dans la démence. Elle a vécu auprès d’un père dysfonctionnel, s’est inventé un ami imaginaire, Arthur, plus vrai que nature, puis a été la victime d'une terrible agression due au tueur en série surnommé « Le Coiffeur ». Depuis, elle vit recluse chez elle, jusqu’à ce qu’elle accepte de rendre service au facteur en prenant en charge un colis qui ne lui est pas destiné. Et le chaos éclate de nouveau.

    On doit à Sebastian Fitzek de nombreux thrillers, comme Thérapie, Le Briseur d’âmes, Le Somnambule ou Passager 23. Cet écrivain a toujours su secouer son lectorat grâce à des romans tonitruants, à la cadence échevelée, où les rebondissements abondent jusqu’au vertige, et celui-ci ne déroge pas à la règle. Ces trois cents pages sont un condensé de ce qui se fait de mieux dans le genre : style sec, personnages ambigus, chapitres courts et denses, twists multiples. On se plait à lire la déchéance psychique et morale d’Emma, qui va suivre un véritable chemin de croix mental : est-elle la proie d’une sinistre persécution, ou devient-elle tout simplement folle à lier ? Des situations explosives, des scènes fortes et marquantes (comme la première apparition d’Arthur, ou la découverte du contenu peu ragoûtant de la benne chez l’un des suspects), et un fil scénaristique parfois distendu par la surabondance de révélations et autres fausses pistes, mais jamais rompu.

    Et c’est le souffle saccadé, époumoné, avec un rythme cardiaque à tout rompre, que l’on arrive à l’épilogue. Sebastian Fitzek fait décidément partie des virtuoses du genre, même si le foisonnement des effets peut nuire, aux yeux de certains, à la crédibilité de l’ouvrage. Mais l’auteur est en soi une signature, presque la promesse d’étourdissements : il est peut-être alors inutile de vouloir fouler ses terres littéraires, en toute connaissance de cause, qui serait comme pour un diabétique de pénétrer dans une pâtisserie.

    08/01/2020 à 17:11 7

  • Le Pays des oubliés

    Michael Farris Smith

    9/10 Jack Boucher n’en peut plus. Cabossé à l’extrême, le corps et l’âme à l’agonie, il sait que sa vie de quadragénaire touche à sa fin. Mais il peut encore accomplir un dernier acte valeureux : empêcher que la maison de Maryann, celle qui l’a recueilli quand il avait douze ans, ne soit reprise par les banques. Pour cela, il doit trouver au plus vite de l’argent, quitte à affronter Big Momma Sweet, la prêtresse des combats clandestins, et accepter un ultime affrontement.

    Michael Farris Smith, après les très réussis Une Pluie sans fin et Nulle part sur la terre, signait cette nouvelle prouesse littéraire en 2018. Un opus gorgé de noirceur dont le titre – bien plus riche que l’original, The Fighter, porte déjà en lui la promesse de ténèbres. C’est avant tout l’histoire de Jack. Un individu usé jusqu’à la corde, jusqu’à la rupture. Enfant abandonné, recueilli à l’âge de douze ans par Maryann, une lesbienne honnie de tous, et qui vivra à l’école ses premières douleurs, ses premières humiliations, et ses premiers combats. Depuis, il va (sur)vivre grâce aux combats, l’amoindrissant lentement. Désormais, il n’est plus qu’une loque humaine, alcoolique et junkie, ne pouvant tenir que grâce aux antidouleurs et au whisky, victime de terribles maux de tête, incapable de retenir les noms de ses connaissances au point de devoir écrire chaque nom sur un carnet. C’est également son histoire avec Maryann, sa mère adoptive, avec laquelle il a noué de puissants liens et pour laquelle, tel un acte de rédemption, il va accepter de descendre dans l’arène, à peine moins cruelle que l’antique fosse aux lions, pour une dernière bagarre avec Ax, un colosse. En à peine deux cents cinquante pages, Michael Farris Smith livre un véritable brûlot, saturé de noir, poisseux comme cela n’est guère permis. On y trouvera d’autres individus, féroces et maltraités, comme Big Momma, qui a pris une sacrée revanche sur l’existence en devenant la grande ordonnatrice des rixes, la jeune Annette en quête de son père biologique, ou encore ces forains. La construction narrative est en soi un écho à ce récit chaotique, avec un discours direct dégagé de deux-points et autres guillemets.

    Un remarquable opus, aussi court que brutal, qui lacère de pied en cap. Un formidable hurlement humain, qui prouve assurément, s’il en était encore besoin, que les plus désespérés sont les chants les plus beaux.

    19/08/2020 à 08:21 7

  • Le Verdict

    Nick Stone

    9/10 Elle s’appelait Evelyn Bates. On a retrouvé son cadavre dans la chambre d’hôtel occupée par Vernon James, homme d’affaires riche à millions et récemment élu « personnalité éthique de l’année ». Tout l’accuse. Sa défense sera assurée par le cabinet KPR (entendez Kopf-Randall-Purdom). Dans l’équipe, Terry Flynt, greffier et ami d’enfance, vingt ans plus tôt, de Vernon, jusqu’à ce qu’une histoire de vol de journal intime brise définitivement leur attachement réciproque. Terry va alors être pris dans une série de sentiments contradictoires : doit-il aider Vernon, comme n’importe quel client ? Doit-il tout faire pour se venger de lui ? Et, finalement, ce magnat est-il coupable ou innocent ?

    De Nick Stone, on connaît sa trilogie consacrée à Max Mingus, une remarquable série, et c’est avec autant de surprise que d’appétit que l’on retrouve cet auteur dans un genre très différent, le thriller procédural, où le décor londonien se substitue à l’haïtien. Sept-cent-vingt pages en grand format, près de sept-cent-quatre-vingts en poche, doux euphémisme que de dire que l’ouvrage est consistant. Néanmoins, la plume de l’écrivain parvient sans le moindre mal à sabrer ces longueurs avec un style impeccable où viennent éclater à la surface de ce récit tendu quelques salutaires bulles d’humour. Nick Stone s’est particulièrement documenté sur les rouages de la justice anglaise, les techniques employées par les avocats, l’univers carcéral et la psychologie des jurés, sans jamais que ces fondements instructifs ne deviennent lourds ou inutiles. Avec ses mots, et grâce à la structure parfaite du roman, il réussit à tout rendre passionnant, même les plus infimes détails, comme l’usage et la détection du Rohypnol, ou encore cette histoire de montre Rolex soi-disant rarissime. Terry Flynt constitue un héros très agréable à suivre, jeune époux et père de deux enfants, ancien alcoolique dont les démons vont cependant vite le rattraper, simple greffier, et dont la trajectoire a été brisée net à l’université à cause de Vernon James. Ce dernier est également marquant en nabab, s’étant fait tout seul après l’assassinat particulièrement barbare de son père, et que le mariage avec la belle Melissa n’a pas éloigné des pratiques sexuelles brutales. Il y a d’autres protagonistes tout aussi mémorables, comme Andy Swayne, détective privé anciennement alcoolique, ayant purgé de la prison, parlant plusieurs langues et d’une redoutable sagacité, ou encore Christine Devereaux, avocate atteinte d’un cancer en phase terminale, et brillante dans son discernement et sa clairvoyance quant à la manière de mener les débats. L’intrigue est dense, forte, et, pour résumer, formidable d’un bout à l’autre, où jamais Nick Stone ne s’essouffle.

    Un thriller palpitant, rythmé et de très haute volée, qui, au-delà de sa force et de sa singularité sur un thème pourtant usé jusqu’à la corde, énonce à haute et intelligible voix le talent pluriel de son auteur.

    21/06/2021 à 07:09 7

  • Les Abattus

    Noëlle Renaude

    9/10 Le narrateur n’a pas eu une vie paisible. Une enfance difficile, un père qui s’est éclipsé, un frère gangster, un beau-père puis une demi-sœur, après quoi les événements se déchaînent tout autour de lui : les voisins du dessus sont égorgés, son frère cadet s’illustre dans un braquage avec trente millions de francs à la clef, des malfrats en Peugeot 504 qui lui tournent autour… Une série de coïncidences malheureuses ? Est-il la victime de ces enchaînements meurtriers ? Leur auteur, peut-être ?

    Noëlle Renaude s’est illustrée en tant que dramaturge dans le théâtre avant de livrer ce premier roman en 2020. Dès les premières pages, on comprend que le style de l’écrivaine est unique : des phrases longues, sans le moindre discours direct ni tirets cadratins, une frénésie de virgules qui hachent les phrases, un discours indirect volontairement chaotique. Si le lecteur est, de prime abord, décontenancé, il trouvera bien rapidement une véritable énergie derrière ce récit sciemment déconstruit, érigé en trois parties (respectivement « Les vivants », « Les morts » et « Les fantômes), où l’on suit, chronologiquement, la ligne de vie de notre « héros ». Un individu lambda, dont la singularité tient dans les êtres fracassés qu’il va côtoyer et les drames qui vont soit l’entourer soit le percuter. L’univers de Noëlle Renaude n’est pas sans rappeler l’œuvre de Georges Simenon, avec des personnages croqués à pleines dents, dépeints au vitriol, et dont les interactions sont souvent croustillantes. On se plaît à suivre la route du narrateur, entre amours éconduites, destinée fade, métiers exercés sans passion, tandis que tout autour de lui, se mettent à tomber les morts. Il faudra une crémation pour que les cendres parlent et que la vérité éclate enfin. Une sacrée prouesse de la part de l’écrivaine, où le trente-troisième chapitre livre les clefs de l’intrigue, revenant avec intelligence sur les faits antérieurs, et contraignant – avec joie – le lecteur à se repasser l’ensemble de l’histoire.

    Un ouvrage particulièrement réussi, noir et serré, où la désorganisation apparente des mots souligne la trajectoire brisée des existences qu’elle décrit.

    28/04/2021 à 07:44 7

  • Les Aveux

    John Wainwright

    9/10 Rogate-on-Sands, une ville balnéaire sans histoire de quatre cent mille âmes. Herbert Grantley y travaille comme pharmacien, mais s’il se rend au commissariat, c’est pour une tout autre raison : il vient avouer le meurtre par empoisonnement de son épouse, Norah, un an plus tôt. Tout y est clair, circonstancié, transparent : il a bel et bien tué sa femme. Cependant, sous le velours de cette confession trop propre et spontanée, l’inspecteur-chef Lyle comprend qu’il y a quelque chose qui cloche.

    De John Wainwright, on a déjà beaucoup aimé, entre autres, les excellents Bois de justice et Une Confession. L’auteur, expert des dialogues qui claquent, des atmosphères chargées de suspicion et de textes à la fois forts et minimalistes, nous offre un roman du même acabit. Ses mots sont simples, accessibles, sans véritables envolées littéraires, mais le charme opère, un peu à la manière de ce qu’écrivait Georges Simenon : sa plume a beau être élémentaire, elle recèle un puissant venin. On apprend lentement à connaître ce brave Herbert, si calme, si posé, amateur de musique classique et de littérature, jouissant de son temps libre dans un petit bureau dont il refuse l’accès à son épouse. Dans le même temps, il dévoile la lente désagrégation de son couple dont il rend en partie responsable Norah. Cette femme, aimée trop vite et trop tôt, fréquente des milieux féministes, n’apprécie que la musique futile, s’avère être une mère sans instinct protecteur, se montre trop liée à ses parents, a des appétits de rupture sans avoir le courage d’aller au bout de ses velléités. Trop heureux de pouvoir vivre seul dans son petit confort égoïste et débonnaire après ce mariage qui n’a été qu’une erreur, Herbert a mûri l’idée de se débarrasser de sa conjointe en optant pour l’aconit. Mais tout ceci est-il aussi authentique qu’il ne le dit ? D’une manière particulièrement fine et crédible, John Wainwright lève le voile sur une terrible mystification. Deux cent vingt pages seulement, mais quel régal ! Des réparties remarquables de vraisemblance, un récit en apparence commun mais qui va révéler une duperie assourdissante, et un excellent rebondissement qui vient pimenter un texte d’une magnifique tenue. On se souviendra longtemps de ces échanges et de cette ambiance qui rappelleront nécessairement le film Garde à vue (normal, il s’agit d’une adaptation d’A table ! du même auteur), ainsi que de la virtuosité de l’ensemble.

    Un roman exceptionnel de maestria, où les apparences peuvent dissimuler de terribles artifices.

    10/05/2023 à 06:57 7

  • Les Inconnus dans la maison

    Georges Simenon

    9/10 D’entrée de jeu, le décor est planté. Première page : l’ancien avocat Hector Loursat appelle le procureur de la république, de sa famille par alliance, pour l’informer qu’un inconnu a été tué dans sa maison et son corps découvert. Pour Loursat, tombé dans le vin et une forme de repli sur soi, c’est le début d’une forme de rédemption puisqu’il va œuvrer afin de comprendre le drame jusqu’à aller plaider pour le suspect qu’il pense être innocent et renouer des liens distendus avec sa fille Nicole. Grâce à Georges Simenon et sa plume acide, vertigineuse de simplicité et de mordant, c’est un portrait saisissant et croustillant de la bourgeoisie d’une ville de province (ici Moulins) qui est passée au vitriol. De jeunes gens qui s’ennuient, et puisque l’oisiveté est nécessairement mère de tous les vices, ils en viennent à tomber dans le piège des actes rebelles, des liaisons inappropriées, des relations avec des personnes interlopes, jusqu’à la tragédie. C’est également des accointances entre les membres de la famille de Loursat où domine le qu’en-dira-t-on, avec la crainte de l’humiliation et de l’opprobre jeté sur la frange autoproclamée haute et vertueuse. Des mots simples et diablement efficaces de la part du célébrissime auteur belge, qui n’empêchent nullement de belles envolées lyriques sur la solitude, l’abandon, le désespoir et le rachat des âmes. Un beau portrait également de Loursat, animal, velu et devenu un ours se nourrissant de vin, de littérature et de sa propre claustration psychologique depuis le départ de sa femme avec Bernard, qui va retrouver une forme de dignité en se privant d’alcool le temps du procès. Pour quiconque aura vu le film de Georges Lautner de 1992 avec Jean-Paul Belmondo, même s’il s’agit d’une adaptation relativement fidèle, on sera agréablement surpris d’y découvrir des différences, notamment dans les accointances entre les jeunes, entre Loursat et sa domestique (qualifiée de « naine » dans le livre), mais surtout dans le traitement psychologique : là où le cinéma privilégie la fin heureuse, Simenon préfère l’accablement, le refus de la candeur et une vision austère de son personnage principal avec notamment les deux dernières lignes. Est-il encore utile de répéter que Georges Simenon est un auteur plus que majeur et que cet opus le démontre avec un talent inouï ?

    24/02/2019 à 17:52 7

  • Les Retournants

    Michel Moatti

    8/10 Août 1918, sur le front de la Somme. Deux soldats, Vasseur et Jansen, entreprennent, après des années de combats, de fuir les lignes et déserter. Même s’ils se connaissent finalement assez peu l’un l’autre, ils n’en peuvent plus de la sauvagerie des engagements, quêtant dans cette fuite leur ultime chance de salut. Leur cavale va les mener au domaine d’Ansennes, tandis qu’un gendarme, Delestre, spécialisé dans la traque de déserteurs, est déjà à leurs basques.

    Michel Moatti, à qui l’on doit déjà, entre autres, les très bons Retour à Whitechapel et Blackout Baby, revient avec ce roman très sombre ancré dans la Première Guerre mondiale. Le chaos des armes, les légitimes peurs des belligérants, l’absence d’espoir de survie : tout cela va conduire deux d’entre eux à opter pour la défection. Jansen est instituteur et Vasseur percepteur. Mais il y a une autre réalité derrière l’étiquette de ces professions concernant le second : Vasseur est un psychopathe. Capable de tuer un ennemi en l’égorgeant avec les dents avant de se masturber sur son cadavre, ou de jeter dans le foyer d’une cheminée un gendarme encore vivant qui s’est dressé sur sa route. Dans le même temps, c’est un excellent comédien, capable d’endosser avec habileté une autre identité et de s’exprimer avec de bien belles paroles. Les deux déserteurs rencontrent trois personnes au domaine d’Ansennes : un vieil industriel désargenté de la verrerie, Givrais, sa fille Mathilde et leur domestique, Nelly Voyelle. Ayant usurpé les identités de deux docteurs, Jansen et Vasseur vont vivre plusieurs mois au sein de la propriété jusqu’à ce que tout explose. Michel Moatti, grâce à son style à la fois riche et sa plume qui ne croque que l’essentiel, expose avec beaucoup de noirceur l’ambiance pesante qui envahit le château, avec les zones de doute, d’ombre et de violence à peine muselées. Un huis clos savamment charpenté, particulièrement réussi, jusqu’à la dislocation meurtrière et le retour du sang. Tous les portraits psychologiques sont savoureux, édifiants, et l’on retiendra peut-être plus particulièrement celui de François Delestre, capitaine de la gendarmerie prévôtale d’Amiens, fin limier et, dans le même temps, saturé de contradictions morales quant à ces pauvres hères qui se sont éloignés de la boucherie des tranchées. Même avec quelques longueurs dans les derniers chapitres, ce roman est une pure merveille, l’auteur venant également apporter une autre résonnance au titre, désignant à l’origine les déserteurs, et plus particulièrement lors d’un passage ouvert à l’interprétation de chacun et détonnant.

    Quelque part entre le roman noir et le thriller, un opus d’une très grande qualité, âpre et mémorable, dont Michel Moatti nous narre la genèse dans une postface poignante.

    23/10/2019 à 22:54 7

  • Mandoline vs Néandertal

    Jean-Christophe Macquet

    8/10 Alors qu’il se rend dans le pays toulousain pour le mariage d’une lointaine parente, Luc Mandoline, alias l’Embaumeur, tombe rapidement sous le charme de Laura, une belle archéologue. Défenseuse de la cause de l’homme de Néandertal, selon elle bien loin des clichés rétrogrades qui collent à cet homme préhistorique, elle ensorcelle Luc par son opiniâtreté et son intelligence. Dans le même temps, l’ex légionnaire fait la connaissance de Jurgen Haas, un ancien compagnon d’armes, qui disparaît peu de temps après. Parce qu’on ne laisse jamais tomber un camarade, l’Embaumeur va se lancer dans une enquête tumultueuse.

    Ce onzième opus de la série consacrée à l’Embaumeur constitue un petit festin littéraire. Il est très intéressant de voir Luc Mandoline tomber éperdument amoureux de Laura, perdre pied, au point de complètement disparaître aux yeux de son compagnon Sullivan Mermet. Jean-Christophe Macquet donne à notre Embaumeur une épaisseur émotionnelle assez rare. De même, le lecteur pourra être, dans un premier temps, surpris par la manière dont le récit est mené. Le protagoniste y emploie beaucoup moins – voire pas du tout – la force, et l’intrigue semble mettre du temps à se lancer. Néanmoins, l’auteur nous régale par la suite avec des pistes qui finissent par se nouer pour créer une histoire particulièrement sombre et mordante. L'Homme de Cro-Magnon et celui de Néandertal ressuscitent presque, au gré d’un scénario où se mêlent des hommes politiques frontistes, un village martyrisé et cagots. Un puzzle qui, une fois toutes les pièces rassemblées, forme un récit glauque et sanglant, à la fois original et diablement efficace. Quelques touches d’humour émergent, comme ce clin d’œil où Jean-Christophe Macquet prête à deux anciens militaires les patronymes de Maxime Gillio et Claude Vasseur, eux-mêmes ayant écrit chacun un épisode de la série. Et que dire de l’ultime rebondissement ! Un événement inattendu, laissant le lecteur imaginer sa propre fin de l’histoire, mettant fin de manière audacieuse à un ouvrage très efficace.

    18/09/2017 à 18:51 7