El Marco Modérateur

3180 votes

  • Phobia

    Ouvrage collectif

    8/10 Quatorze auteurs ont prêté leur plume pour ce recueil de nouvelles dont le fil rouge est la phobie, et dont une partie des recettes est reversée à l’association ELA. Un beau bouquet de textes dans lesquels on peut piocher à l’envi. Celle de Nicolas Beuglet (« Le Refuge ») met immédiatement dans l’ambiance : ce sera noir. Après une courte pause avec une histoire loufoque, celle de Jean-Luc Bizien portant sur l’arachnophobie, on replonge aussitôt dans les peurs, parfois intimes, et toujours dépeintes avec des coloris sombres. Armelle Carbonel et son « Lis mes nuits… », Johana Gustawsson, Eric Maravélias ou Maud Mayeras nous offrent de petits bijoux de ténèbres, avec des récits forts et marquants, où la psychologie et ses lézardes nous entraînent dans un tourbillon d’émotions contraires. Olivier Norek nous séduit également avec « Verdict », où une émission de téléréalité extrême nous fait nous confronter aux notions de famille et de dignité. De véritables réussites où, à chaque fois, les écrivains livrent ce qu’ils ont de meilleur pour contribuer à ce spicilège.
    Néanmoins, malgré les indéniables qualités d’ensemble et la variété des intrigues proposées, on regrette que certains textes soient assez éloignés du thème central qu’est la phobie. Sonja Delzongle, avec son « Phobia », nous narre le début de la fin du monde grâce à des observations et réflexions de plusieurs personnages, témoins de l’arrivée d’un astre noir qui va ravager la Terre. Niko Tackian charme en très peu de pages avec cette fiction où un chat va jouer un rôle mortel et inattendu. Ian Manook, dans une verve croustillante à la Michel Audiard et à la Frédéric Dard, nous livre un dialogue certes savoureux où il est question de retrouvailles entre deux gangsters, d’un pactole mis au chaud, de vengeance et de poison, mais où la phobie n’apparaît que de manière capillotractée.
    Une bien agréable corolle de fleurs, où la concision des histoires permet d’y butiner et d’y découvrir de bien agréables moments de folie, de suspense et d’anxiété, malgré la présence de quelques épisodes, non pas plus faibles, mais un peu trop éloignés du fil conducteur du recueil. Phobie or not phobie…

    24/03/2020 à 08:10 3

  • Hammett Détective

    Ouvrage collectif

    8/10 Une très agréable surprise que ce recueil de nouvelles : des histoires sobres et joliment tournées, avec l’intelligence et le métier qui caractérisent leurs auteurs. C’était une gageure que de faire revivre Dashiell Hammett sans pour autant dénaturer son personnage, son œuvre et l’esprit de ses écrits ; mis à part le texte de Marc Villard (dont le thème a été en partie exploité un peu plus tôt dans l’ouvrage, et dont l’intrigue m’a parue moins convaincante), toutes les nouvelles sont efficaces, originales et rendent hommage avec connaissance et imagination à l’écrivain.

    10/03/2016 à 18:37 3

  • Écouter le noir

    Ouvrage collectif

    8/10 De manière globale, j’ai apprécié ce recueil. Dans le détail : un inattendu et très bon récit de la part de Laurent Scalese (le côté fantastique et superpouvoirs m’a surpris puis séduit), idem pour celui de Cédric Sire (bien tourné avec ce romancier au retour triomphal confronté à un geôlier acharné à vouloir connaître son fameux secret d’écriture), de mesdames Abel et Griebel (qui ouvre d’ailleurs le bal : hautement symbolique avec la fuite de ces deux ados et le drame qui va survenir), le fameux « hum » de Sonja Delzongle (j’avais entendu parler de ce phénomène, j’ai adoré le traitement de l’écrivaine). Maud Mayeras m’a vraiment secoué avec son récit, quelque part entre « Shining » et « La Loi du talion », fort et marquant. Sophie Loubière a habilement joué sur les codes de l’adultère et de la vengeance dans son texte que j’ai trouvé classique mais efficace. Même mention pour celui de François-Xavier Dillard, avec son histoire de morceau inédit et maudit de Tchaïkovski, ou encore celui de R. J. Ellory, bien troussé mais un peu attendu dans son final. Le texte de Romain Puértolas est bien marrant, marquant une sorte de bulle cocasse au sein de l’ouvrage même si la chute est un peu prévisible. Après, la nouvelle de Jérôme Camut et de Nathalie Hug, un peu trop SF à mon goût de béotien en la matière, m’a laissé assez froid : il est bon, certes, mais ça n’est juste pas du tout ma came. Enfin, la nouvelle de Nicolas Lebel m’a déçu : le côté métaphorique de ce chantier m’est apparu, certes, mais ça manquait selon moi de mordant, d’acide ou de noirceur. Bref, pour résumer, un très bon spicilège, hétérogène dans les thèmes comme dans les qualités des nouvelles présentées, mais l’ensemble m’a beaucoup plu.

    20/03/2024 à 18:49 2

  • 10 façons de bouleverser le monde

    Ouvrage collectif

    7/10 Dix auteurs ont relevé le défi de l’uchronie. L’un des grands intérêts de ce recueil est la diversité des sensibilités des écrivains. Certains, comme Pierre Pelot ou Fabrice Colin, ont choisi respectivement un épisode biblique et l’Egypte antique pour deux récits très réussis, où le blanc de la littérature domine. Jean-Marc Ligny s’attache à la rencontre très touchante entre les hommes de Cro-Magnon et ceux de Neandertal. La suite du recueil est bien plus tournée vers l’action. Michel Pagel met en scène un Pierre Corneille qui va jouer un rôle important dans le cours des événements. Johan Heliot imagine un monde où Napoléon a vaincu ses adversaires premiers avant d’envahir les Etats-Unis et de devenir un immonde tyran. Laurent Genefort, Xavier Mauméjean et Chris Debien signent chacun des écrits forts, nerveux et qui, à défaut d’être très originaux, seront peut-être ceux qui marqueront le plus les lecteurs en raison de leur efficacité. En revanche, les histoires de Alain Grousset et de Roland C. Wagner sont atypiques ; cependant, elles marquent un peu le pas par rapport aux autres, notamment en raison du fait qu’elles sont moins percutantes et parleront peut-être moins aux jeunes lecteurs auxquels s’adresse cet ouvrage.

    Riche et varié, entre littérature blanche, noire et fantastique, cet assortiment de nouvelles est un petit régal.

    05/04/2016 à 08:53 3

  • Histoires à mourir debout

    Ouvrage collectif

    8/10 Quatorze nouvelles écrites par des épées de la Série Noire. Au programme : un gamin qui cache bien son jeu mortel, un mari désirant se débarrasser de sa femme, une histoire autour d’un téléphone, une escroquerie avec des montres, une charmante vieille dame trop bien mise pour être honnête, une belle entourloupe avec des pierres précieuses, un tourmenteur particulièrement sadique, une erreur d’identité en raison d’un a priori racial, un très adroit tour de passe-passe, des appels téléphoniques qui conduisent une femme au meurtre, un chassé-croisé entre deux tueurs à gages, un meurtre commis par la mafia mexicaine… Seule celle intitulée « Quatre de chute » ne m’aura guère marqué. Mais puisque l’on parle de « chute », elles sont toutes vraiment très réussies, chacune à sa façon, que ça soit du polar hard-boiled, de l’humoristique, du suspense, etc. Bref, un très bon moment de lecture – noire, évidemment – qui m’a redonné le plaisir de renouer avec les recueils de nouvelles – ce que je n’avais pas fait depuis quelque temps. J’ai attendu chacune des scènes finales avec l’appétit d’un môme guignant le dessert concluant un excellent repas. Seul bémol : il n’y a pas de thématique, de fil rouge à ces histoires, ce qui m’a un peu déçu. Mais je n’en garderai pas moins un très bon souvenir de ces lectures.

    25/08/2020 à 08:14 3

  • Mortel Sabbat

    Lincoln Child, Douglas Preston

    9/10 Etrange affaire que celle que l’on vient proposer à l’agent Pendergast : Percival Lake lui demande d’enquêter sur un vol commis dans sa cave, à Exmouth, petit village côtier du Massachusetts, où trônent des vins très rares. Pendergast découvre sur place une alcôve où a été torturé, il y a fort longtemps, un homme. Puis c’est un historien, venu se renseigner sur un naufrage survenu à la fin du 19ème siècle, qui est tué non loin des marais d’Exmouth. Voilà une histoire inquiétante, d’autant que viennent s’y agglomérer les fantômes de sorciers.

    Pour ce quinzième ouvrage de la série consacrée à Pendergast, les auteurs, Lincoln Child et Douglas Preston ont fait fort, très fort. Partant d’une histoire en apparence simple, tout va très vite se compliquer et mettre à rude épreuve l’agent du FBI ainsi que sa protégée, Constance Greene. Un être sillonnant les marais que l’on surnomme le Faucheur gris, des corps mutilés sur lesquels un dément a gravé des symboles cabalistiques, un passé menaçant concernant le naufrage d’un navire à la cargaison inconnue, des sorciers… Les ingrédients ne manquent guère, et la totalité du livre se dévore, de la première à la dernière page. Comme d’habitude – et il y a comme ça des coutumes dont on ne se lasse pas, le style et le rythme que les deux auteurs impriment à l’histoire sont sidérants : les pages défilent à une vitesse effrénée, les chapitres s’emboîtent à merveille. Une véritable dépendance littéraire dont nous sommes si nombreux à nous shooter, et sans le moindre risque physiologique. Si certains passages de cette histoire sont assez glauques et effrayants (les découvertes de Constance dans le souterrain, le combat ultime contre le monstre, ou la traque de Pendergast dans les marais), des touches d’un humour salvateur viennent pétiller à la surface sombre du récit, comme les premiers échanges avec la police locale ou la manière à la fois abrupte et si délicate qu’a Pendergast de convier le cuisinier du restaurant à préparer décemment le poisson. Le héros, autant du point de vue physique que psychologique, va vivre de pénibles épreuves, et Constance, en être diaphane, à la fois angoissante et redoutable dans ses réactions, saura prendre une place singulière dans l’enquête. Et il y a ce final, qui va secouer les fans de la saga. Une intuition, née d’une observation au cours du cinquante-cinquième chapitre, qui va déboucher sur l’opus suivant, Noir sanctuaire, avec le retour d’un ennemi létal.

    Voilà une série littéraire absolument remarquable, inventive et diablement efficace, qui ne semble que très rarement perdre son souffle. Reconnaissons à Lincoln Child et Douglas Preston leur incroyable productivité qui ne cesse d’envoûter, et dont cet ouvrage, comme tant d’autres, en constitue l’un des multiples exemples. Assurément, l’une des sagas policières les plus addictives. On en redemande, encore et encore !

    07/12/2017 à 20:23 8

  • Dehors les chiens

    Michaël Mention

    9/10 1866. Alors que le soleil torréfie la Californie, Crimson Dyke, agent de l’United States Secret Service, parcourt les États de l’ouest à la recherche de faux-monnayeurs qu’il arrête. Il en vient à découvrir l’existence, par pur hasard, d’un cadavre éventré de manière barbare, avant de comprendre que le tueur n’en est pas à son coup d’essai. Dans un pays qui panse encore les plaies de la guerre civile, il va devoir affronter des spectres multiples et assoiffés de sang, de justice ou d’argent.

    Michaël Mention est un auteur remarquable qui semble s’épanouir en changeant constamment de registre. Depuis Le Rhume du pingouin en 2008, il a signé un thriller fantastique (Unter Blechkoller), des polars historiques (de La Voix secrète à sa trilogie anglaise), des opus proches du documentaire (Fils de Sam et Jeudi noir), un livre inspiré de la vie de Miles David (Manhattan chaos), ou encore une diatribe musclée contre l’industrie chimique (De Mort lente), et voilà qu’il nous revient, pour notre plus grand plaisir… avec un western. On est aussitôt happé par le style de l’auteur, si caractéristique, avec ses phrases sèches, l’utilisation d’onomatopées et de lettres capitales, et un ton empreint d’une grande puissance littéraire. Dans le même temps, le cadre est exploité à la perfection, avec ce Far West enténébré, violent comme aux âges primitifs, perclus de lésions après la guerre de Sécession, et encore en butte aux Indiens. Crimson Dyke, en enquêteur, se révèle instantanément intriguant et efficace, amplement capable de tenir la distance sur plusieurs ouvrages si l’écrivain décidait d’en faire le protagoniste d’une série. Le récit est jalonné de personnages remarquables de noirceur, depuis les terribles Seasons Brothers, quatre tueurs à gages redoutables, jusqu’à Benedict Ross, montagne de graisse et de machiavélisme. L’intrigue est également formidable, multipliant les fausses pistes jusqu’à sa résolution, mémorable et pourtant si évidente. Signalons aussi que Michaël Mention est tellement talentueux qu’il est capable d’insérer des références à la musique du vingtième siècle ou d’évoquer le trauma lié à l’oreille de Dyke alors que sous d’autres plumes, le résultat aurait tout bonnement été raté voire grotesque.

    Voilà un roman puisant son titre dans un extrait de la bible et qui, tour à tour, saisit, séduit, instruit, fait frissonner, émeut et, au final, remue autant les tripes que l’âme. Un excellent livre de la part de Michaël Mention, encore un de plus.

    18/02/2021 à 07:04 14

  • Noir sanctuaire

    Lincoln Child, Douglas Preston

    8/10 Alors que Constance Greene a du mal à se remettre de la disparition d’Aloysius Pendergast, elle s'évanouit du manoir new-yorkais dont elle occupe les souterrains. Proctor, le majordome, a à peine le temps de se remettre de l’agression dont il vient d’être la victime qu’il se jette sur les traces du kidnappeur. Un être mystérieux, que tous croyaient mort, mais qui n’a pas encore démontré toute l’étendue de son machiavélisme.

    Après Noir sanctuaire, Douglas Preston et Lincoln Child continuent de régaler leur lectorat avec cette seizième enquête de la série consacrée à Pendergast. On y retrouve avec un régal qui ne semble pas pouvoir s’éteindre cet incroyable agent du FBI, même si cet opus rompt avec quelques habitudes en mettant davantage en avant d’autres personnages de la saga. Ainsi, Proctor, en domestique dissimulant un passé d’ancien soldat, est remarquable en pisteur, dans une traque qui le mènera en Afrique. Constance, en être difficilement déchiffrable, à la fois forte et fragile, sera elle aussi confrontée à un adversaire de renom, aussi sophistiqué et dangereux qu’elle, au cours d’un long cheminement psychologique où se mêleront fureur, vengeance, amour et rédemption. Le lecteur retiendra également la tueuse Flavia, experte au combat à l’arme blanche, aussi déterminée que létale, ou encore le policier Longstreet, un agent presque aussi atypique et détonnant qu’Aloysius. Bien évidemment, le bonheur ne saurait être complet sans la présence de Pendergast lui-même, et qui va, dans cette aventure, de nouveau côtoyer la mort et l’anéantissement moral. Un opus à l’image des précédents : efficace, constellé de chapitres marquants, ayant la bonne idée d’alterner les points de vue et les personnages pour casser toute routine ou risque d’ennui. Et, au final, même si l’on pourra regretter quelques éléments (l’importance somme toute mineure de Proctor, ou le fait que Douglas Preston et Lincoln Child s’adressent essentiellement à leurs fans avec cet opus tournant autour de la fratrie Pendergast), voilà une énième preuve, s’il en était encore besoin, que cette série policière est assurément l’une des meilleures qui soient.

    18/09/2017 à 18:46 7

  • La République des faibles

    Gwenaël Bulteau

    9/10 Lyon, 1898. Un chiffonnier découvre le corps d’un enfant. La victime a eu les vertèbres cervicales tranchées et sa tête a disparu. Les premières constatations montrent que le garçon, Maurice Allègre, avait subi des sévices sexuels répétés et qu’il portait une robe de petite fille. Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête avec ses auxiliaires. Ce sera probablement l’investigation la plus éprouvante de toute sa carrière.

    Gwenaël Bulteau signe ici son premier roman après sa nouvelle Encore une victoire de la police moderne !, et c’est un pur coup de maître. D’entrée de jeu, on est littéralement saisi par l’ambiance, lourde, noire, glacée. Chacun des mots de l’auteur semble avoir été aiguisé pour être le plus létal possible. Il y est question d’enfants enlevés, séquestrés, drogués, martyrisés, violés, traités comme de la viande. Dans le même temps, Gwenaël Bulteau nous restitue avec maestria le Lyon de la fin du dix-neuvième siècle sans jamais que cela ne tourne à la leçon pesante. Les divers personnages qui animent – voire hantent – ce récit sont tous réussis. Jules Soubielle et son épouse sont enfin parvenus à ce que cette dernière soit enceinte après de multiples tentatives. Les autres policiers sont tout aussi forts, de Caron, toujours prompt à cogner, même sévèrement, à Grimbert, parfois d’une rare goujaterie avec son épouse et encore brisé par une répression à laquelle il a participé à Fourmies, en passant par Silent, candidat à la future députation, antisémite et ayant mené une double vie. L’intrigue est redoutable, acérée, mettant en lumière de bien sombres déviances. Elle réserve de multiples rebondissements, allant de l’existence de l’un des collègues de Soubielle jusqu’à la famille habitant à côté du commissaire, les Génor, dont le père de famille, pharmacien, est alcoolique et particulièrement à cheval sur la rigueur hygiéniste.

    Avec en toile de fond les premiers soubresauts de l’affaire Dreyfus et les fractures profondes dans la société française que cela va engendrer, Gwenaël Bulteau nous offre un roman noir à l’intrigue policière puissante et mémorable, presque une apnée littéraire dans la fange où pataugent les individus les plus fragiles de la société. Remarquable !

    23/12/2022 à 08:11 13

  • Carnaval

    Ray Celestin

    9/10 1919. Un énigmatique tueur en série effraie La Nouvelle-Orléans. Il massacre des personnes sans rapport apparent entre elles à l’aide d’une hache, et dépose dans les plaies des cartes de tarot. Tandis qu’un ouragan s’approche des portes de la Louisiane, plusieurs personnes vont, pour des raisons diverses, tenter de s’approcher de ce monstre, à leurs risques et périls.

    Ce premier ouvrage de Ray Celestin frappe fort. Très fort. L’auteur s’est abondamment documenté, tant sur les lieux que sur l’époque, et nous livre une passionnante balade. Ses mots, toujours justes et charmants, nous plongent dans l’ambiance si particulière de la cité, à la fois dans ce qu’elle comporte d’énigmatique voire de putrescent (pègre, prostitution, racismes, etc.) comme dans ses aspects attrayants (histoire riche, identité unique, jaillissement du jazz, premières amorces du blues). L’histoire s’inspire de faits réels, même si l’auteur joue ici sa propre partition, assez loin de la vérité historique, mais nul ne s’en plaindra. Le récit est envoûtant, et l’on ne voit guère défiler les pages. Il faut dire que l’auteur a convoqué des limiers pour le moins hétéroclites et sacrément intéressants. Luca D’Andrea, ancien policier tombé pour corruption et sortant à peine de prison. Ida, secrétaire à l’Agence Pinkerton, amatrice des romans de [Conan Doyle+Arthur], accompagnée Lewis qui vit de grands rêves en tant que musicien. Michael Talbot, au visage grêlé par la vérole, et vivant reclus, en raison des lois ségrégationnistes, avec ses deux enfants et sa femme dans la mesure où celle-ci est noire. John Riley, journaliste au New Orleans Times-Picayune, rongé par les excès, et notamment par la drogue. L’enchaînement des chapitres est parfaitement huilé et brillant, laissant chacun des protagonistes quêter les indices, plonger dans la fange de la ville, recouper les délations et mobiliser toutes ses forces, physiques comme psychologiques, pour approcher le tueur. Ce dernier marquera d’ailleurs les esprits : à la fois engendré d’un passé barbare et d’une manipulation, il est à mille lieues des stéréotypes littéraires du genre, démontrant également à ce niveau l’intelligence de Ray Celestin.

    Sublime carte postale envoyée depuis le passé et d’une ville fascinante dans ses excès comme dans ses scintillements, ce roman ensorcelle littéralement. On en vient presque à ressentir sous les doigts, à mesure que passent les pages, les pulsations de The Big Easy et les personnalités des individus conçus par l’écrivain. Un très grand moment de littérature noire.

    21/05/2017 à 17:40 12

  • Rivière Maudite

    Lincoln Child, Douglas Preston

    7/10 Des dizaines et des dizaines de pieds amputés commencent à s’échouer sur l’île de Captiva, en Floride. Qui sont les victimes et qui est responsable de ces horreurs ? L’affaire revient rapidement à Pendergast, agent du FBI, aussitôt flanqué de l’inspecteur Coldmoon qui l’avait aidé dans l’opus précédent, Offrande funèbre. Mais pour ces deux hommes, aidés de la ténébreuse Constance, il va falloir agir vite, car les monstres à l’origine de ces abominations n’ont pas l’intention de s’arrêter…

    Ce dix-neuvième tome de la série consacrée à Pendergast séduit dès les premières pages, avec ce postulat sacrément alléchant et atypique. Les mystères vont alors s’accumuler : d’où proviennent ces membres ? Qui est l’auteur de ces mutilations ? Pourquoi ? Dès lors, les auteurs Lincoln Child et Douglas Preston vont mener habilement la barque de l’intrigue, avec de nombreuses incursions scientifiques dans des domaines aussi variés que l’océanographie et les courants marins, l’industrie de la chaussure, les diverses strates des forces de police, etc. Ce rendez-vous annuel avec cette saga régalera sans mal les aficionados, nous permettant de renouer avec Pendergast bien évidemment, mais aussi Coldmoon qui s’impose comme un personnage désormais majeur, et Constance, cette femme au charme magnétique néanmoins capable de déchaînements de pure violence. Si l’intrigue manque un peu de peps ou d’action au début, elle permet néanmoins quelques voyages intéressants, en Chine et au Guatemala, et également de se frotter à l’intrigue d’une étrange maison abandonnée (dont la résolution est malheureusement tardive et sans grand intérêt). Nos limiers auront ici affaire à un complot ignoble, avec des expérimentations atroces et marquantes, au gré d’une histoire qui se soldera par quelques actions de commandos hollywoodiennes prenantes et échevelées.

    Un opus peut-être un cran inférieur aux précédents, mais qui prodigue néanmoins son lot d’émotions fortes, de suspense et de puissance de percussion visuelle pour cette série qui demeure l’une des plus palpitantes qui soient. Et le final conduit déjà nos protagonistes vers un étrange événement qui a eu récemment lieu à Savannah, probablement pour un vingtième épisode à propos duquel on trépigne déjà.

    30/09/2020 à 07:46 6

  • T comme Tombeau

    Lincoln Child, Douglas Preston

    7/10 Gideon Crew se sait condamné à court terme, en raison d’une « malformation de l’ampoule de Galien », un problème cardiaque incurable. L’entreprise EEC qui l’employait ferme, aussi ne lui reste-t-il plus grand-chose à attendre. En rencontrant son ami Manuel Garza, les deux hommes ont à peine le temps d’être mis au courant d’un secret : un ordinateur aurait trouvé la solution à l’énigme posée par le disque de Phaistos. Ils ne tarderont pas à partir dans le désert d’Hala’ib, entre Egypte et Soudan, à la rencontre d’un secret qui pourrait bouleverser le monde.

    On ne présente plus le duo d’écrivains Douglas Preston et Lincoln Child, les auteurs de la géniale série consacrée à Pendergast. Ici, il s’agit de la dernière aventure de celle dédiée à Gideon Crew. D’entrée de jeu, le rythme est trépidant. Les chapitres alternent avec vélocité, au gré d’épisodes échevelés, tandis que naît progressivement la perspective pour Gideon d’un ultime voyage qui rime avec chasse au trésor. Bientôt rejoint par une inconnue, Imogen, nos deux compères auront fort à faire : tempête de sable, bédouins sauvages, léopard borgne qui terrorise la population, une épreuve de vérité avec un caillou incandescent placé dans la bouche ou encore un affrontement renouant avec l’épisode mythique de David contre Goliath. Des épreuves fortes, parfois insensées, qui ne sont pas sans rappeler les belles heures de la littérature d’aventure ou encore les films mettant en scène Indiana Jones. Bien évidemment, peu d’éléments tiennent debout, certains rebondissements sont tellement téléphonés qu’ils tiennent du cliché scénaristique, et ce n’est certainement pas la crédibilité qu’il faut chercher dans cet ouvrage. Néanmoins, si l’on apprécie les livres qui décoiffent sans pour autant trop remuer la matière grise qui se niche en dessous, version littéraire du blockbuster, voilà de quoi divertir ; au-delà des nombreuses références scientifiques et historiques qui jalonnent ce roman, il ne faut donc pas s’attendre à découvrir un opus qui mobilisera les neurones, mais là n’était certainement pas le but recherché par Douglas Preston et Lincoln Child.

    Un pur bouquin de gare, dans tout ce que cette expression exprime de positif, à savoir un bon moment de lecture décontractée et distrayante, sans la moindre prise de tête, et ce jusqu’au triple épilogue. En revanche, carton rouge pour le résumé de la quatrième de couverture qui dévoile des éléments importants de l’intrigue n’apparaissant qu’au trente-cinquième chapitre !

    04/02/2019 à 17:12 6

  • L'Homme craie

    C. J. Tudor

    9/10 1986, à Anderbury, en Angleterre. Le jeune Eddie Adams et ses amis sont dans l’âge de l’innocence, des amitiés et des blagues potaches. Suite à une rencontre improbable avec un professeur qui est également dessinateur, M. Halloran, Eddie et ses camarades élaborent un langage pour communiquer entre eux, indéchiffrable à tout individu extérieur à leur cercle, grâce à de petits bonshommes dessinés à la craie. Jusqu’à ce que l’on découvre le cadavre d’une fillette dont la tête a disparu. Trente ans plus tard, le passé rejaillit, avec de nouveaux morts.

    Ce premier roman de C. J. Tudor, encensé par Lee Child et Maxime Chattam est un roman particulièrement fort. Naviguant de 1986 à 2016, le lecteur est immédiatement embarqué, notamment par ce prologue, très court et efficace, où l’on voit un individu emporter la tête de la (trop) jeune victime. L’histoire pose ensuite ses jalons, au gré d’une langue à la fois belle et simple, gorgée d’humanité, de tact et d’intelligence. On sent indéniablement l’inclination de l’écrivaine pour des auteurs majeurs, notamment Stephen King, avec les relations si naturelles et, dans le même temps, complexes, nouées entre Eddie et ses compagnons (d’autres références émergent également, comme cette haine de notre protagoniste pour les tricheries des scénaristes de Doctor Who, faisant écho à un passage de Misery du maître de l’horreur]. Dès lors, les événements vont s’enchaîner : une fête foraine et un spectaculaire accident dans une attraction, de jeunes brutes qui vont s’opposer violemment à Eddie et à sa bande, le parler codé grâce à ces personnages dessinés à la craie, une gamine qui tombe enceinte, ce M. Halloran au physique inquiétant qui semble dissimuler de lourds secrets… Et trois décennies plus tard, comme la fin d’une parenthèse que tout le monde croyait refermée à jamais, le cauchemar reprend. Nos gamins ont vieilli, mais certains secrets, des rancœurs ainsi que de nombreuses plaies vont réapparaître avec une violence accrue. C. J. Tudor sait panacher les genres littéraires, avec le thriller (certains passages sont vraiment anxiogènes), le roman noir, le suspense plus classique quant à l’identité du tueur et ses motivations, sans oublier quelques scènes d’un humour cocasse et salvateur, et de belles pages de pure littérature blanche. Les psychologies sont finement peintes, et tous les personnages bénéficient d’une réelle densité, de comportements propres et de trajectoires intimes qui sonnent avec beaucoup de crédibilité. A cet égard, Eddie constitue un pur bonheur. Il a passé une enfance qui se révéla difficile avec un père ayant lentement sombré en raison de la maladie d’Alzheimer, est un collectionneur impulsif, et vit désormais dans une étrange relation de colocation avec Chloe, bien plus jeune que lui. En revoyant venir à lui ses anciens compères, il va devoir affronter le passé et son cortège de spectres affamés et insatisfaits, avec la vérité à l’arrivée, certes, mais également de terribles révélations. Au-delà de l’aspect noir du récit, C. J. Tudor n’en oublie pas la délicatesse : l’intrigue, dense, efficace et diaboliquement crédible, recèle de petits bijoux de mots et de maux quant à la dérive des êtres confrontés à la maladie, le deuil, l’amour filial, et, d’une manière plus globale, cette puissante nostalgie pour cet âge d’or qu’est la jeunesse, avec ses moments de délectation, de doutes et des premières épreuves face à l’adversité humaine. Un magnifique panorama de ces moments contradictoires et marquants à jamais ces adultes en devenir, qui ne pourront que garder en mémoire le fait que ces beaux jours sont définitivement révolus. Et que dire de ces ultimes pages, assourdissantes, avec un retournement de situation inattendu, portant en lui le possible fruit de nouveaux drames ?

    Une œuvre forte et mémorable, se hissant parmi les meilleurs du genre. On ne pourra donc que se ruer sur l’autre ouvrage de C. J. Tudor, La Disparition d’Annie Thorne.

    01/05/2019 à 07:36 11

  • La Disparition d'Annie Thorne

    C. J. Tudor

    9/10 Adolescent, Joe Thorne a vécu une terrible épreuve : sa jeune sœur, Annie, a disparu avant de réapparaître quarante-huit heures plus tard. Nul ne sait exactement ce qui lui est arrivé, mais il a nettement senti que quelque chose en elle a changé. Désormais adulte, il revient à Arnhill, la ville de son enfance, pour y intégrer l’établissement où il va être professeur. L’occasion de retrouver de vieilles connaissances, mais également de tirer au clair certains mystères et régler des comptes avec le passé.

    De C. J. Tudor, on connaît déjà l’excellent Homme craie, et c’est avec le même plaisir que l’on se laisse envoûter par les pages de ce roman. D’entrée de jeu, le lecteur est propulsé dans le vif – voire le mort – du sujet : deux policiers pénétrant dans un pavillon où une femme s’est suicidée après avoir tué son fils. Le reste de l’ouvrage est à l’avenant : dense, fort et noir, comme un remarquable café au parfum entêtant et saturé de substances tonifiantes. On suit donc Joe Thorne, ancien joueur invétéré, criblé de dettes et à la forte claudication, revenir sur les lieux qui l’ont tant marqué lorsqu’il était plus jeune, tandis que les spectres de temps non révolus ressurgissent. Les amours éconduites, les amitiés artificielles et toxiques, les mensonges dissimulés. Avec son art consommé des dialogues qui claquent, C. J. Tudor n’a guère son pareil pour rendre ses protagonistes aussitôt crédibles, avec leur part d’humanité et leurs terribles zones d’ombre. Avec quelques habiles flashbacks, on revoit ce qui a eu lieu en 1992, au temps de la fausse innocence, des camaraderies trompeuses et des élans avortés du cœur. Car il serait bien trompeur de n’en rester qu’au résumé de la quatrième de couverture : l’intrigue est bien plus complexe et dédaléenne que cela. C’est ainsi que l’on retrouve, vingt-cinq ans plus tôt, Joe, Stephen Hurst, Christopher Manning, Marie Gibson et Nick Fletcher, en train de faire une découverte qui changera à jamais leurs existences et déviera mortellement la trajectoire de leurs vies. On se souviendra longtemps de cet épisode du passé, épisode détonant qui engendrera de puissantes impulsions de lâcheté, ainsi que de certains personnages, dont Gloria, terrible femme de main et recouvreuse de dettes, aussi attirante que venimeuse.

    La presse a parfois comparé C. J. Tudor à Stephen King. L’argument peut se comprendre, mais il n’en demeure pas moins que cette écrivaine a un talent fou pour bâtir des intrigues fortes et mémorables, servies par des réparties incisives. À tel point que même avec seulement deux livres traduits en français comme arguments, elle peut désormais s’affranchir de tout rapprochement littéraire pour être manifestement reconnue comme un auteur de très grande envergure.

    31/03/2020 à 08:23 11

  • La Ligne verte

    Stephen King

    10/10 Moi qui suis un fan absolu de l'adaptation cinématographique de ce roman, j'ai enfin pu le lire, et quel régal ! Quelle beauté ! Une écriture sublime alliée à une splendide inventivité de Stephen King, et beaucoup d'imagination dans cette magnifique succession de tableaux parfaitement enchaînés les uns aux autres. Ce que je retiendrai en priorité, c'est l'humanité de cet ouvrage et ses indéniables qualités littéraires. Indéniablement, un pur bijou. Ça émeut, ça irradie, ça enflamme, ça met en colère, ça marque durablement. Très certainement l'un des meilleurs romans du King, un coup de coeur total !

    03/08/2022 à 17:49 11

  • Les Incurables

    Jon Bassoff

    9/10 Walter Freeman vit de sombres jours : on lui refuse de pratiquer la psychiatrie comme il l’entend, sa femme lui tourne le dos et son fils, décédé, lui manque énormément. Cet homme, qui s’estime visionnaire, utilise la lobotomie transorbitale : pour soigner les fous et leurs maux, enfonce la pointe d’un pic à glace sous l’œil en s’aidant d’un marteau. Freeman emmène avec lui Edgar Ruiz, le dernier patient qu’il a soigné, et commence à écumer les routes américaines. Jusqu’à arriver à Burnwood, Oklahoma. Pour le plus grand malheur de tous.

    Après Corrosion, c’est ici le deuxième roman de Jon Bassoff à être traduit en France, et ce n’est rien de dire que c’est un régal. Si Walter Freeman a réellement existé, cet ouvrage ne constitue nullement sa biographie. En fait, l’auteur va exploiter ce personnage et en faire sa marionnette littéraire. Particulièrement opiniâtre, homme de science persuadé de détenir au bout de son pic la panacée pour guérir bien des confusions mentales, le bon docteur anime des sentiments contraires chez le lecteur, entre volonté d’empathie pour cet homme brisé et écœurement par rapport à la technique médicale employée. Lui et son collaborateur vont alors arriver à Burnwood et découvrir quelques individus inquiétants et croustillants. Scent, jeune prostituée qui tient à tout prix à quitter sa position, souvent horizontale. Sa mère, vêtue d’une robe de mariée en attendant le retour de son époux, ce dernier ayant participé à un braquage et connaissant l’emplacement du butin. Grady, Vlad et Kaz, trois terribles frères prompts à jouer de la lame et décidés à se venger. Durango, un garçon que son père, Douglas Stanton, considère comme le Messie… Une magnifique brochette de créatures singulières, et qui vont se montrer mortelles. Jon Bassoff a composé une intrigue riche, gravitant autour de personnages atypiques et fracturés, et ce n’est pas un secret de révéler que ces êtres vont se croiser, se télescoper et se désintégrer au gré du récit. De véritables instants de grâce baroque côtoient des moments de violence et de cruauté, et jamais le soufflet ne retombe, la tension allant même crescendo dans les ultimes chapitres où s’enchâssent rédemption, religion, quête mystique, ferveur collective, et expérience barbare de la lobotomie.

    Sur la quatrième de couverture, Ken Bruen qualifie ce livre de Vol au-dessus d’un nid de coucou réécrit par Elmore Leonard, et l’on ne peut qu’approuver une telle appréciation. Un incontestable festin de maux et de mots, pour une balade déjantée et bouleversante dans un patelin de l’Oklahoma que l’on n’est pas près d’oublier.

    19/11/2018 à 18:06 11

  • Récursion

    Blake Crouch

    9/10 2 novembre 2018. L’inspecteur Barry Sutton intervient pour empêcher Ann Voss Peters de se jeter dans le vide. En vain. Avant l’acte, la jeune femme fait part au policier d’un symptôme étrange : elle est persuadée d’avoir vécu une autre vie, dans le Vermont. S’agit-il d’une autre victime du mystérieux SFS – pour Syndrome des Faux Souvenirs – qui vont pousser d’autres individus à se suicider ? 22 octobre 2007. Helena Smith est engagée pour travailler aux côtés du richissime Marcus Slade, sur une plateforme perdue en plein océan, afin de mettre au point une technologie permettant d’enregistrer les souvenirs d’une personne. Les existences de Barry et d’Helena vont se croiser, parce qu’un procédé capable de modeler notre mémoire pourrait influencer notre passé collectif… de façon sidérante.

    Blake Crouch a déjà séduit la télévision, avec sa série Wayward Pines adaptée sur le petit écran par Night Shyamalan. Ici, dès les premières pages, on bascule dans un univers tout aussi visuel et cinématographique qui n’est pas sans rappeler celui de Philip K. Dick ou du film Inception. Graduellement, avec beaucoup d’intelligence et de finesse, l’auteur nous fait basculer dans une intrigue formidable où il sera question des concepts d’espace-temps, de voyages dans le passé, de physique quantique et de paradoxes temporels. Enoncé ainsi, voilà qui risque de faire fuir nombre de lecteurs hermétiques à de tels concepts, mais il faut savoir que Blake Crouch, s’il maîtrise indéniablement ces sujets, il nous les expose de manière apaisée et empirique à mesure qu’il déploie son histoire. Jusqu’où sommes-nous capables d’aller afin d’essayer de rendre le monde meilleur ? Un sacrifice peut-il en éviter tant d’autres ? Toute décision fondée sur la bienveillance et l’altruisme conduit-elle nécessairement à un résultat satisfaisant ? Autant de questions philosophiques qui trouvent leurs réponses dans cet ouvrage vertigineux d’intérêt et d’esprit. Barry, en policier désabusé, dont la fille Meghan a été renversée par un chauffard et dont le mariage avec Julia a explosé en plein vol, et Helena, chercheuse motivée par la maladie d’Alzheimer qui ronge progressivement le cerveau de sa mère, composent des protagonistes crédibles et fort sympathiques, confrontés à une découverte scientifique absolument phénoménale. D’ailleurs, au-delà des enjeux moraux exposés, il y a une réelle trame policière, fantastique à tous les sens du terme, puisque cette invention sensationnelle va non seulement permettre de consigner des souvenirs, mais également de créer des lignes temporelles et de réécrire le passé. Certains auteurs ou réalisateurs s’y sont déjà essayé, mais Blake Crouch les surpasse par sa virtuosité scénaristique ainsi que par l’émotion dont il imprègne ses mots. D’ailleurs, le final est en soi remarquable : une magnifique juxtaposition d’une scène purement policière et d’une autre, plus sentimentale, qui se conclut de points de suspension, laissant le lecteur se forger sa propre écriture.

    Un excellent thriller, brillamment imaginé et adroitement mené, et ponctué de justes réflexions sur la probité, l’amour, la famille. Un véritable festin de la première à la dernière ligne… mais tout cela s’est-il réellement produit ? Toujours est-il que le souvenir de cette lecture singulière nous marquera longtemps.

    12/07/2022 à 08:36 11

  • Dans les eaux du Grand Nord

    Ian McGuire

    9/10 Patrick Sumner a été chirurgien de l’armée britannique avant qu’une série d’événements ne l’oblige à changer de vie et prendre un peu de large, au sens figuré comme au propre. Soi-disant pour laisser le temps d’une histoire d’héritage se régler, il embarque à bord du Volunteer, un baleinier qui s’en va vers les eaux du grand nord. Mais le diable peut prendre bien des visages, y compris celui d’un harponneur terrifiant, en la personne de Henry Drax.

    Avec ce premier roman, Ian McGuire subjugue autant qu’il terrifie. Sa plume est magnifique, sublime, et l’on en vient à lire et relire certains passages tant ils sont sublimes. Le lecteur est empoigné dès le début de l’histoire, et quand le récit s’achève, il ne peut être qu’époumoné par tant de maîtrise. Tous les passages sont absolument remarquables, sans le moindre temps mort. Les personnages sont également incroyables d’(in)humanité et de densité. Sumner, en ancien praticien, désarçonné par la récente révolte à Delhi, adepte du laudanum. Brownlee, capitaine à la réputation de poissard dès qu’il conduit un navire. Otto, le marin philosophe et réceptacle de visions. Et bien sûr Henry Drax, bête à peine humaine, force de la nature, capable des pires exactions, aussi dangereux que machiavélique. Un psychopathe inouï, qui marquera durablement les esprits des lecteurs. D’ailleurs, nombre de scènes sont mémorables : celles de pêche à la baleine bien évidemment, mais aussi de chasse au phoque, à l’ours, ou encore la rencontre avec les requins, si voraces qu’ils en viennent à dévorer leurs propres organes dès qu’ils jaillissent de leurs flancs éventrés. On retiendra ce moment, quelque part entre la grâce et l’abîme, où Sumner soigne la plaie du bourreau du mousse, Joseph Hannah, et y décèle un élément ahurissant. Et ce cauchemar éveillé se poursuivra, loin des flots empressés, du ventre immonde du bateau et du froid hiémal, jusque sur la glace, dans les mâchoires de la banquise, et au côté des Yaks.

    Ce livre de Ian McGuire se situe bien au-delà de la littérature. C’est une expérience. Celle du Mal à l’état pur. Des hommes tourmentés et mauvais, bien plus prédateurs que les animaux qu’ils pourchassent. De la vie en communauté, avec des conditions d’hygiène et d’amoralité telles qu’elles ont rarement été aussi férocement retranscrites. Comme si le Moby Dick écrit par Herman Melville et Au-delà des ténèbres de Joseph Conrad avaient fusionné. Un immense coup de cœur pour ce roman qui, n’en doutons pas, fera date.

    07/11/2017 à 20:14 10

  • Gataca

    Franck Thilliez

    9/10 J’y ai retrouvé la même flamme et la même dynamique, presque échevelée, du « Syndrome [E] », et je me suis régalé. Les notions abordées (anthropologie, paléontologie, génétique, maïeutique, latéralité, tueurs en série, violence, tribu primitive, autisme, etc.) m’ont passionné, et j’ai appris pas mal d’éléments au fur et à mesure de cette enquête conjointe de Sharko et de Lucie. Un véritable cocktail, détonnant, tellement saturé d’événements et autres péripéties que ça fiche littéralement le vertige, voire l’overdose. Moi qui suis habituellement peu client des thrillers un peu « surchargés, là, je ne peux que m’incliner devant tant de maestria, et surtout, de maîtrise : quand on le relit, quand on reprend le déroulé à tête reposée, date après date, un enchaînement après un autre, la structure tient le test, ce qui est remarquable, car les éléments de construction sont sacrément nombreux. Pas le moindre temps mort, un vrai train de marchandises, et cette cadence m’a parfois surpris (par exemple, dès l’entame, j’ai trouvé que le sort réservé à l’une des filles de Lucie était un peu trop vite expédié, surtout du point de vue émotionnel et scénaristique, mais ça n’est bien évidemment que subjectif). Léger bémol de mon humble point de vue d’amateur lointain de thrillers : si je n’avais guère adhéré au côté « complotiste » du « Syndrome [E] », cette sorte de surcharge scénaristique, comme d’autres souffrent d’une surcharge pondérale, alourdit un peu l’ensemble, car les moments de respiration manquent un peu. Mais on ne peut qu’être exigeant et difficile après une lecture d’une telle qualité.

    28/09/2019 à 18:05 10

  • Hell.com

    Patrick Senécal

    9/10 Daniel Saul a tout pour être heureux. Héritier d’une entreprise immobilière, riche à foison, il multiplie les coups d’éclat financiers, comme cette dernière vague d’achats, des églises désaffectées, qu’il est certain de revendre sous forme de luxueux appartements avec une belle plus-value. Avec sa collaboratrice, Marie Dubois, il enchaîne les expériences sexuelles dans les clubs échangistes. Il peut tout se permettre dans la mesure où son argent le lui permet. Il rencontre Martin Charron, un ancien ami. Ce dernier finit par lui proposer un nouveau type de distraction. Des divertissements plus intenses, forts et extatiques, à la mesure de ce qu’il est, en passant par un site Internet, Hell.com. D’abord dubitatif, Daniel s’y inscrit. Ce sera le début de sa chute.

    Patrick Senécal est un auteur connu et reconnu, dont chacun des ouvrages marque les esprits. Ce Hell.com confirme cette règle. Malgré une belle épaisseur (environ six-cents pages), on est immédiatement avalé par le récit, et ce jusqu’à la dernière page. Une incroyable spirale d’émotions. Du sang, du sexe, de la violence. De nombreux passages, étalés de manière particulièrement crue, choqueront voire dégoûteront certaines personnes. Et là où l’auteur fait très fort, c’est la manière dont il dévore son lecteur, littéralement. Par paliers successifs, tel un sable mouvant littéraire, il fait descendre Daniel Saul vers ce qu’il y a de plus immonde dans l’âme humaine. Au rythme d’une langue singulièrement simple mais efficace, il fait tomber Daniel de son dôme d’opulence vers le pire des gouffres. Il y apprendra le sens des mots trouble, douleur, peur et effroi. Tout au long de ce chemin de croix, il aura également l’occasion de se remettre en question : ses relations conflictuelles avec son fils Simon, ou ce spectre lancinant que constitue Mylène, une ancienne camarade de classe qui ne cesse de le hanter. On retrouve les ambiances anxiogènes du Fight Club de Chuck Palahniuk ou du film The Game, mais avec une âme particulière : Patrick Senécal ne cherche à aucun moment à imiter un roman ou un long-métrage. Il trace son propre sillon, avec une sauvagerie qui met d’autant plus en lumière les comportements anomiques et aberrants de tout être qui se croit tout permis dès lors qu’il est auréolé du pouvoir ou de cet argent qui corrompt. On retiendra de nombreux moments du livre, comme ces diverses festivités proposées aux membres d’Hell.com et où certains participants trouvent même des plaisirs coupables, les rapports entre Daniel et Simon qui ne cessent d’évoluer jusqu’à atteindre, à la toute fin de l’opus, une dimension messianique, ou la manière très subtile et humaine qu’a finalement Daniel de se confronter à Mylène.

    Un ouvrage saisissant de débauche et de barbarie, qui met d’autant plus en exergue les folies de notre monde et de tout individu à partir du moment où l’occasion lui en est offerte. Et l’on se souviendra longtemps de ce final où, en remarquable maître de la littérature d’ébène, Patrick Senécal est à même d’avoir le dernier maux.

    02/10/2017 à 19:50 10