BillieWild

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  • Golgotha

    Leonardo Oyola

    7/10 Nul ne peut gommer ses origines. Quand on est né dans le ruisseau, la vase pénètre chacun des pores de votre être et ne cesse de vous rappeler d'où vous venez. Les indigents de Scasso, une villa miseria, de la banlieue de Buenos Aires ne le savent que trop. Certains tentent vainement d'en sortir et d'échapper aux dédales des pasillos, les longs boyaux étroits reliant un quartier de cet enfer argentin à un autre. Calavera croyait s'être débarrassé de la lie dans laquelle il avait vu le jour. Jeune flic et jeune père de famille, il espérait avoir tourné le dos à la boue du bidonville et à son infamie. Mais un événement sordide va le ramener vers son passé jusqu'à étouffer son présent avec la terre de Scasso lourde de malheurs et de crasse. Une adolescente prénommée Olivia vient de mourir des suites d'un geste malheureux d'une faiseuse d'anges. Sa mère, l'inconsolable Magui, a préféré la suivre et accompagner son enfant dans la mort. Magui a été mère très jeune elle-aussi et voit l'histoire se répéter... Car dans la villa miseria, les enfants marchent dans les pas de leurs parents. le droit chemin ne leur semble pas autorisé. Reste un sol instable et accidenté sur lequel ils ne cessent de trébucher. Calavera, malgré le soutien de Lagarto son coéquipier plus âgé et plus aguerri aux vicissitudes du Scasso, a du mal à digérer ces deux décès. Lui-même vient de devenir responsable d'une petite vie et comprend ce que Magui a dû éprouver. de plus, elle a été son amour de jeunesse. Une histoire demeurée intacte dans ses souvenirs car jamais consommée. Ni Lagarto, ni la raison ne parviennent à contrôler le brasier qui s'est emparé de Calavera. Pour lui, il n'existe qu'une seule façon d'éteindre ce feu qui le ronge. Il lui faut tuer l'homme qui a engrossé la jeune Olivia : Kuryaki, une figure de Scasso qui a séduit plus d'une femme, un serpent père d'une ribambelle d'enfants. A Scasso, le sang ne se lave que dans le sang et Calavera veut voir couler l'hémoglobine. Leonardo Oyola nous plonge dans une Buenos Aires inconnue des européens que nous sommes; un lieu sordide où les pasillos ne génèrent que Violence et Misère. Golgotha prend, au fil des pages, des allures de vendetta où les codes qui régissent la villa miseria sont mis en exergue. Une histoire incisive où la loi du Talion et l'honneur remplacent l'argent dont le manque se fait continuellement ressentir. La Scasso de Oyola est un lieu à part où les habitants se nourrissent de télévision et de cultes religieux entre deux sombres affaires de vengeance...Un monde où un homme a choisi d'entreprendre son propre chemin de croix sur un Golgotha moderne et impitoyable.

    20/01/2016 à 08:06 2

  • La vie est un tango

    Lorenzo Lunar

    8/10 « Il s'appelait Maikel Diaz Martinez, il vient de se faire aligner, il avait dix-neuf ans. »
    Installé depuis trois mois dans un quartier pauvre de Santa Clara, c'est entre quatre planches qu'il y résidera désormais. Il est des gens sur lesquels le temps enfonce plus durement ses serres. Maikel, comme bon nombre d'habitants de Santa Clara, était de ceux-là. Au sein de ce barrio exsudant la misère cubaine dans sa forme la plus crue, tous deviennent vieux avant d'avoir eu le temps de vivre. Une fille de traînée, si jeune soit-elle, sait bien que le lourd héritage légué par sa mère l'étendra elle aussi sur des matelas souillés. Quant aux hommes, le rhum, escapade éphémère à l'indigence, se transmet de génération en génération. Léo Martin, commissaire de quartier, n'y a pas échappé. Santa Clara a connu ses premiers pas, ses premières cuites et ses premiers émois. Être flic dans un endroit où l'illégalité est entrée dans les moeurs au point de faire partie de la norme requiert une énergie que Léo, la trentaine bien entamée et déjà pesante, a de plus en plus de mal à fournir. le meurtre de Maikel lui renvoie en pleine gueule la noirceur de sa terre, la mort de ses proches, et les échecs de sa vie : des déboires sentimentaux qui s'enchaînent, un enfant qu'il voit peu, les morts des proches qu'il n'a pu empêcher et des perspectives d'avenir bien sombres. Santa Clara, berceau et prison, s'abreuve des plus belles années de ses résidents. Un barrio converti en monstre générant d'autres monstres à l'image du meurtrier de Maikel que Léo Martin met un point d'honneur à démasquer. Mais dans ce quartier qui a ses propres lois, nul n'est innocent ; entre les rumeurs et les fausses accusations, Martin aura du fil à retordre. Santa Clara, plate-forme sordide où tout se monnaie et où les convoitises et l'argent aiguisent les appétits les plus voraces, n'est pas prête à révéler ses secrets les plus noirs.
    Deuxième volet de la trilogie autour de Léo Martin, La vie est un tango semble plus axé sur les ressentis de ce personnage. Si Boléro noir à Santa Clara, premier opus de cette série, mettait en relief El Condado, sa violence et sa misère, ce roman se focalise davantage sur le héros lui-même. Ses émotions et son mal-être semblent contaminer toute la communauté du quartier. Une chape de tristesse et de nostalgie douce-amère nimbe ce roman où Lorenzo Lunar donne vie à un quartier aussi exécrable qu'ardent, aussi émouvant que scandaleux. Santa Clara, danseuse corrompue et lascive, impose son rythme tiraillée entre fièvre et renoncement.

    20/01/2016 à 07:57 2

  • Un thé en Amazonie

    Daniel Chavarría

    10/10 Il est des trésors que l'on croit inviolables et protégés à jamais de l'avidité humaine. Au coeur de l'Amazonie, les eaux du rio Tapajós sont parvenues un temps à dissimuler les vertus de la tapagine. Issue de la feuille d'un arbre présent dans cette région du globe, cette substance possède des pouvoirs remarquables. Seules quelques tribus ont eu le privilège d'exploiter ces propriétés antalgiques et hypnotiques. L'enfer vert aurait gardé férocement ce secret si Zé Bonitinho, un homme du Nordeste, n'avait dévoilé l'existence de ce végétal à Charles Reeds; un ingénieur qui l'emploie en tant que guide sur le Tapajós. Ce brésilien, fils de l'indigence et de la malchance, connaît bien ce lieu. Il a été initié aux us et coutumes des indiens installés au sein de ce territoire. Un sorcier de la Serra de Cachimbo a partagé avec lui la sagesse des siens. Il a ouvert sa conscience aux rites séculaires et aux croyances restées inconcevables aux yeux des blancs. Analphabète et plus fanfaron que réfléchi, Zé Bonitinho révèle cette découverte à l'étranger. Reeds entrevoit déjà le potentiel de ce miracle de la Nature et devine aisément le bénéfice qu'il pourrait engendrer. L'odeur de l'argent et les désirs de puissance attirent bon nombre de vautours au pied de ces arbres extraordinaires. Heureux seront les possesseurs de la tapagine qui, par sa connaissance, atteindront l'hégémonie suprême. Et les visionnaires se rêvant détenteurs universels du pouvoir du végétal surgissent par dizaines. Entre coups bas, espionnage, plans machiavélique et mégalomanie, la course à la tapagine est lancée.
    Daniel Chavarría promène le lecteur dans les méandres du XXème siècle et le conduit à explorer les bassesses les plus obscures de l'âme humaine. du Brésil sauvage à Cuba, de l'Espagne franquiste à L'Indochine, l'auteur mène une saga enlevée ou fiction et histoire se mêlent étroitement. Construit en courts chapitres imbriqués les uns dans les autres, Un Thé en Amazonie apparaît comme un fantastique métier à tisser. Pas à pas, Chavarría tisse des fils d'Ariane surprenants, colorés et tendus à l'extrême créant une composition unique et puissante. Chaque chapitre élaboré autour de personnages, d'époques et de lieux précis vient enrichir cette oeuvre foisonnante et maîtrisée d'une nouvelle nuance. L'art de l'auteur réside dans sa capacité à maintenir une tension révélant toute son ampleur dans les dernières pages. Si l'on a parfois du mal à cerner l'utilité dans la narration de certains événements, l'ensemble du roman se coordonne et se met en place dès l'histoire finie. A l'image des héros qui hantent cette fresque tels l'inoubliable Jaime de Arnaiz, l'indépendante Jimena ou Da Silva, scientifique accompli, Daniel Chavarría livre un roman passionné et passionnant. Des confins de la forêt vierge aux heures troubles de l'Espagne, Un Thé en Amazonie se déguste tel un breuvage inhabituel aux saveurs douces-amères et étonnantes.

    20/01/2016 à 08:01 2

  • 55 de fièvre

    Tito Topin

    8/10 Une Buick fend la nuit noire marocaine fuyant avec rage les néons agressifs de Casablanca. A son bord, un homme et une femme ne comptant pas plus de quarante ans à eux deux. Les brosses d'un batteur de jazz accompagnent les cahots des pneus sur la route caillouteuse. Ce soir de 1955, Gin est trop belle, trop maquillée, presque offerte. du moins, c'est ainsi que Georges Bellanger la voit. Ce soir, il la possédera de gré ou de force. Quelques heures plus tard, Gin, souillée et ensanglantée, est découverte par de jeunes arabes qui la portent jusqu'à la cabane de Lalla Chibanya, la Vieille Dame. La guérisseuse lui administre les premiers soins avant qu'elle ne soit conduite à l'hôpital. Pendant ce temps, bercé par le ronronnement d'un train, Manu, un militaire récemment démobilisé, arrive à Casablanca, rêvant déjà de retrouvailles avec sa fiancée Ginette Garcia, dit Gin. Si Georges Bellanger a commis l'innommable, il ne compte pas être inquiété pour autant. Sa mère est puissante et fréquente un homme de pouvoir. Lorsque celle-ci recueille les confidences de son fils, elle contacte aussitôt un commissaire corrompu jusqu'à la moelle et fait pression sur lui. Après tout, Gin peut avoir été abusée par de jeunes arabes et personne n'ira contredire les autorités tant le racisme ambiant fait rage. L'arrestation d'un « coupable idéal » qui avait lui-même porté secours à la jeune femme déchaînera un raz de marée sans précédent. Les émeutes éclatent et font suppurer les vieilles blessures opposant autochtones et colons. Georges, lui, la conscience tranquille compte bien profiter du chaos général.
    Tito Topin, écrivain originaire de Casablanca, signe une oeuvre étouffante et poisseuse. Des portraits d'hommes avilis par l'alcool et le mensonge se succèdent aux côtés de femmes lascives aux moeurs légères. L'auteur, issu de la bande-dessinée, peint un Maroc meurtri à l'aube de l'indépendance. 55 de fièvre joue perpétuellement sur les oppositions à travers les points de vue des personnages mais aussi les décors urbains et ruraux ; les descriptions de Casablanca contrastant fortement avec les douars qui l'entourent. Ainsi, le visuel prime et l'accent est mis sur les jeux de lumière et d'ombre. Les lueurs aveuglantes des néons se détachent avec puissance de l'obscurité, détentrice de mystères et de secrets. Seule la violence, perpétuelle et immodérée, réunit arabes et étrangers, ville et nature, sang et larmes.
    Une intense immersion dans le Casablanca des années 50. Un polar exotique sans concession sur fond de période trouble.

    19/01/2016 à 15:53 1