Les Fêlures

  1. Un acte manqué ? Vraiment ?

    Roxane Leprince et Martin Jouanneaux, jeunes amoureux, avaient décidé d’en finir avec un double suicide. Une double injection de morphine afin de quitter une scène qui ne voulait pas d’eux. Malheureusement, Roxane survit. Incompréhension de la part de leurs deux familles qui ne comprennent pas la radicalité de ce geste. Suspicion de la part des Jouanneaux. Garance, la sœur de Roxane, autant que les deux policiers chargés des premières investigations, ont également du mal à interpréter un tel acte. Alors il va falloir pénétrer l’intimité de ces deux amants pour déchiffrer leur geste. Quitte à découvrir de sinistres fissures dans les diverses versions des faits…

    Barbara Abel nous a habitués à l’excellence, depuis son premier ouvrage L’Instinct maternel à Et les vivants autour en passant par Je sais pas ou encore Derrière la haine. Ici, reprenant le thème des bienaimés cherchant à fuir un microcosme qui les a déçus voire maltraités, l’écrivaine nous convie au lent décorticage de relations humaines à la fois fortes et imprévisibles. Les divers personnages qui peuplent voire hantent ce roman sont tous remarquables, excellement bien campés, et d’une rare justesse psychologique. Odile, la mère du défunt, est une génitrice castratrice, patronne acérée et maman étouffante. Martin, son fils, assez fragile et manipulable, qui a cru pouvoir retrouver une forme d’autonomie psychologique dans des velléités littéraires mais demeure sous le joug de sa procréatrice. Garance, l’aînée de Roxane, compose une jeune femme à la fois forte et fragile, consommatrice sexuelle d’hommes et incapable de s’attacher sentimentalement à l’un d’eux. Il y a également la mère de Roxane et de Garance, comédienne ratée, alcoolique et fumeuse invétérée, qui leur a fait vivre un enfer et qui est depuis décédée. Hervé Blache et Mathieu Cherel, les deux policiers en charge d’une investigation qui pourrait vite avorter si la thèse du double suicide est avérée. Mais est-ce réellement le cas ? Au gré de ce récit choral de toute beauté, haletant et sans le moindre temps mort, Barbara Abel nous entraîne vers des flashbacks et autres chemins de traverse qui constituent autant de sentiers boueux, de voies incertaines et de ruelles fallacieuses au terme desquelles la vérité émergera. Un dénouement puissant et marquant, qui est d’autant plus réussi qu’il est à l’image de l’ensemble du récit : réaliste, d’ailleurs si crédible qu’il fait froid dans le dos.

    Un roman époustouflant de tact et de vraisemblance, jouant habilement la partition des faux-semblants sur une portée qui devait pourtant être celle des évidences. Car c’est tout le génie de Barbara Abel : au-delà de sa plume extraordinaire, elle met en lumière ces fêlures qui craquellent le vernis des apparences humaines et d’où sourdent les petites lâchetés, les sombres désillusions, les amours éconduites et autres émotions viciées.

    /5