Blood & Sugar

  1. Les Fantômes de « L’Ange noir »

    Juin 1781. Sur les docks de Deptford, on retrouve le cadavre pendu de Tad Harcher, ardent défenseur de la cause abolitionniste. Son corps a été martyrisé et marqué au fer rouge, comme du bétail, comme un esclave. Sa sœur va alors trouver Harry Corsham, vétéran de la Guerre d’indépendance des Etats-Unis et versé en politique. Corsham va tenter de comprendre ce qui a mené Tad à sa perte, quitte à remonter vers d’atroces pans du passé.

    Ce premier ouvrage de Laura Shepherd-Robinson saisit dès les premiers instants. Sombre, âpre, tourmentée, son écriture fait amplement écho aux tragédies que l’écrivaine va brosser. Ayant réuni un abondant socle de documentation, l’auteure nous fait basculer sans le moindre mal dans cette Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, largement acquise à la cause de l’esclavagisme, même si des remous antagonistes à la traite négrière se font entendre. Dans le même temps, elle nous décrit avec brio la crasse, la corruption, les trafics, la prostitution et les vicissitudes de Deptford qui s’opposent avec d’autant plus d’éclat à Greenwich et à ses oligarques. L’intrigue est un pur bijou : si l’histoire autour de ce navire « L’Ange noir » et ses trois cents trois esclaves sacrifiés est fictive, elle s’inspire directement du massacre du Zong. C’est épouvanté, même si l’on connaissait déjà l’asservissement d’êtres humains et leur statut de simple marchandise, que l’on replonge dans cette époque dégagée de la plus élémentaire des empathies pour ces malheureux. Mais Laura Shepherd-Robinson va au-delà de cela, puisque son histoire réserve encore bien des rebondissements, et son récit va se montrer bien moins attendu que prévu, voire dédaléen, puisque chacun des personnages dépeints dans son roman possède sa part d’ombre et de potentiels motifs de s’en prendre à Tad, d’autant que d’autres homicides, particulièrement ignobles, vont jalonner l’investigation de Corsham. Les ignominies, lâchetés et autres vengeances afflueront, des sévices sexuels à la pédophilie en passant par l’homophobie. Corsham, en enquêteur improvisé, blessé à la jambe de la bataille de Saratoga, s’y révèlera fort pugnace, parfois accompagné du fantôme de Tad qui l’a aimé et continue de lui parler.

    Quoi de plus adéquat, pour parler du commerce du bois d’ébène – expression soi-disant bienséante pour désigner la traite négrière – qu’un roman noir ? Laura Shepherd-Robinson s’impose en un seul ouvrage par la férocité de sa plume et la complexité de son intrigue, servant avec brio son aspect policier comme le devoir de mémoire qui l’accompagne.

    /5