Interview de Jean-Christophe Grangé (05/04/2004)
Interview de Jean-Christophe Grangé pour le site Rivières Pourpres
Albin Michel, 5 avril 2004.
Même s'il reconnaît qu'Internet n'est pas un de ses passe-temps favoris, Jean-Christophe Grangé a parcouru les pages du site Rivières Pourpres et apprécié le travail que cela représentait. Il a donc très gentiment accepté de m'accorder une interview chez Albin Michel.
Nicolas - Le Vol des Cigognes est paru en 1994. Dix ans se sont écoulés depuis. Le Vol des Cigognes a connu un succès relatif au début, Les Rivières Pourpres vous ont apporté la consécration, vous avez fait des petits détours par le cinéma. Y'a-t-il eu pour vous dans cette décennie un épisode particulièrement marquant ?
Jean-Christophe Grangé - Tout d'abord, ce qui me marque aujourd'hui c'est de voir à quel point les gens aiment les Cigognes. J'ai beau écrire de nouveaux livres, pour beaucoup de personnes, Le Vol des Cigognes reste le livre qui les a le plus marqués.
A l'heure actuelle, sur les Cigognes, on est en attente du film, avec un réalisateur qui s'appelle Gilles Mimouni et qui a réalisé L'appartement. Pour l'instant, je n'ai pas de nouvelles mais ce projet me tient à cœur. C'est un film énorme, et j'espère qu'il va se faire le mieux possible parce que le livre est, pour beaucoup de personnes, vraiment le meilleur.
Pour ce qui est des grands événements, bien qu'il me soit en effet arrivé beaucoup de choses pendant ces dix années, la chose qui m'a vraiment marqué le plus c'est en fait le moment avant les Cigognes : quand les éditeurs m'ont appelé pour ce roman. Le grand pas pour moi, ça a été de passer du type qui avait écrit un livre dans son coin, à l'auteur publié. Ca a été le grand grand choc. Je me souviens, au début, les éditions Robert Laffont m'avaient téléphoné. C'était un grand grand choc. Beaucoup plus que le succès des Rivières Pourpres. Quand Robert Laffont m'a téléphoné, puis ensuite Albin Michel, puis Gallimard, pour moi c'est ça qui a été le grand succès, le grand pas. Parce que, même si les Cigognes sont passées un peu inaperçues, je vivais entouré de gens qui me disaient que le livre était super et que je n'avais plus qu'une chose à faire, c'était d'essayer d'écrire un nouveau roman de ce niveau-là.
Donc, en fait, j'ai été dans ce stress d'écrire un deuxième roman. J'étais journaliste et en général un journaliste, en relevant ses manches, peut écrire un roman : il trouve un thème, il écrit, il bricole un roman policier. Mais le grand moment de vérité, c'était d'écrire le deuxième. J'ai donc eu beaucoup de trac et d'angoisse pour écrire Les Rivières Pourpres, si bien que j'ai mis un long moment à le faire…
En plus, ce qu'il faut savoir, c'est qu'après les Cigognes, bien que le roman n'ait pas rencontré un vrai succès, les gens du cinéma m'avaient déjà repéré. Donc, déjà, on m'a proposé d'écrire des choses. Déjà, on m'a donné de l'argent donc déjà, ma vie a changé, même si je n'avais pas encore rencontré le succès. J'étais déjà pour le milieu, que ce soit dans l'édition ou dans le cinéma, un type prometteur qui avait, entre guillemets, du succès.
Ainsi, quand il y a eu le grand miracle avec Les Rivières Pourpres, c'était génial parce que tout à coup il y avait le public, mais ça n'a pas été le vrai tournant. Le vrai tournant, ça a été le moment où on m'a publié : l'instant de vérité.
N. - Les Rivières Pourpres, vous l'avez dit, ont été le plus gros succès auprès du public à ce jour. N'avez vous pas aussi l'impression que l'univers que vous aviez créé dans ce roman vous a au final un peu échappé, notamment à travers le tournage de la trilogie produite au cinéma par Alain Goldman ?
J.-C. G. - En fait, il faut faire une grande distinction entre ce qu'on fait en tant qu'auteur de mots et de papier, et puis le développement qu'il peut y avoir. Il faut bien savoir (parce que tout le monde me pose cette question-là sur Les Rivières Pourpres) que c'est déjà, avant tout, une immense chance qu'un film se fasse sur votre livre.
Très souvent, les autres producteurs prennent une option, en payant 10% de la somme qu'ils devraient payer en achetant le livre, et ont le livre pendant 2 ans pour essayer d'en faire un film : si ça ne marche pas, ils arrêtent. J'ai eu cette chance inouïe que le film se fasse, que ce soit Mathieu Kassovitz qui le fasse et qu'il ait un succès planétaire, ce qui a été un moteur de succès pour moi dans de nombreux pays. Mes livres étaient sortis et avaient rencontré un petit succès d'auteur français, mais, alors, poussé par le film, Les Rivières Pourpres ont rencontré un succès incroyable, notamment en Italie et en Allemagne. Donc, c'est avant tout du positif.
Ensuite, sur ce qui s'est passé après, où même sur le film, il y a deux positions : il y a des auteurs complètement obsédés par ce qu'on va faire de leur bouquin et des auteurs, comme moi, qui, entre guillemets, n'en ont pas grand chose à faire. Personnellement, je ne retiens que le fait que le livre était assez riche, ou avait un matériau assez original, pour qu'on en fasse un premier film et même, maintenant, un deuxième. Si vous voulez, moi qui ai toujours été proche du cinéma, je pense tout de suite à des séries comme L'Arme Fatale, ou des choses comme ça qui sont quand même, quoi qu'on pense des films, qu'on aime ça ou pas, des modèles géniaux de cinéma parce qu'il n'existe rien de plus prestigieux pour un auteur que de donner naissance à un héros qui va se développer. Même si le héros, à travers le monde du cinéma, évolue beaucoup.
Bien sûr, le personnage qu'a joué Jean Reno dans Les Rivières Pourpres 2 n'a plus grand chose à voir avec le personnage que j'avais dépeint dans mon livre. Mais franchement, pour prendre des exemples exagérés, dans le cas de Maigret : quand on voit tous les acteurs qui l'ont joué dans tous les films qui ont été tournés sur Maigret, on est très loin du Maigret de Simenon.
Ce qui compte, c'est d'avoir donné l'étincelle à quelque chose qui se soit développé au cinéma. Moi je trouve ça génial, et je suis tellement passionné et admiratif du cinéma que tout ce qui se passe dans ce domaine-là me fait plaisir. Et je suis, encore une fois, hyper privilégié.
N. - Après l'épisode des Rivières Pourpres, vous avez écrit Le Concile de Pierre, roman pour lequel l'accueil de la critique et du public a été plus mitigé. Comment l'avez-vous ressenti et comment cela a-t-il pu influencer l'écriture du roman suivant ? Y'a-t-il eu, avec L'Empire des Loups, une volonté de revenir à un polar plus traditionnel pour répondre davantage aux attentes du public ?
J.-C. G. - Là aussi, il y a deux attitudes. Il y a des auteurs qui suivent beaucoup l'avis du public : s'ils voient que dans une certaine direction ce qu'ils écrivent est moins apprécié, alors ils reviennent à une autre direction. Et des personnes, comme moi, qui font ce qu'elles ont en tête. Je ne cherche pas à savoir ou à essayer de deviner ce que va aimer le public, parce que dans ce cas, ce n'est plus de la littérature, c'est de la publicité.
Mais ce n'est pas tellement ça qui m'a frappé. Il y a eu deux choses sur Le Concile de Pierre. D'abord, le fait que j'étais encore plus stressé que pour écrire Les Rivières Pourpres à cause, justement du succès des Rivières Pourpres. Là j'ai vraiment été gêné tout du long de la rédaction du Concile par le succès du précédent roman. Il y a quelque chose qui m'a oppressé. A chaque mot que j'écrivais, je me demandais si ça allait plaire à tous ceux qui avaient aimé Les Rivières Pourpres. Et ça, c'est très mauvais : je n'avais pas la spontanéité naturelle qu'il faut quand tu écris un livre.
Et l'autre chose - et là j'ai été le premier surpris - c'est que c'est un livre qui flirte avec le fantastique. Personnellement, ça ne me gênait pas du tout, encore une fois à cause du cinéma. Au cinéma, on passe très facilement au fantastique et il y a des choses tout à fait aberrantes dans le cinéma fantastique qui sont considérées comme des choses réelles et tout le monde le gobe. Mais je me suis aperçu que dans le domaine du roman, et notamment du roman policier, les lecteurs vont en fait plutôt chercher un univers rationnel. Et que, en général, ils cherchent le contraire de ce que j'ai fait dans le Concile, c'est-à-dire qu'ils cherchent des choses assez improbables au début, des événements inexplicables qui sont à la fin expliqués d'une façon rationnelle. Et moi dans le Concile, j'ai plutôt démarré par une intrigue classique policière qui explose dans quelque chose de complètement irrationnel. Et ça, je vois que ça a beaucoup gêné les gens. Mais contrairement à ce qu'on peut croire, du point de vue des vente et même globalement de la critique, ça n'a pas du tout été si négatif que ça.
Et puis, le film… Est-ce qu'il va se monter ou pas ? C'est le grand mystère parce que c'est UGC qui a acheté les droits. Là, je parle au présent, je n'en sais rien moi-même. Mais il s'agit des producteurs de Blueberry, qui traitait du chamanisme et qui n'a pas eu beaucoup de succès…. Alors est-ce que ça va les dégoûter du chamanisme ou pas, je ne sais pas, mais ça n'est pas très porteur pour Le Concile de Pierre…
Pour résumer, Le Concile de Pierre a été pour moi avant tout un exorcisme. J'ai été soulagé d'avoir écrit un troisième livre après le succès des Rivières. Et quand j'ai écrit les Loups, j'étais beaucoup plus à l'aise. Et La Ligne Noire, je n'en parle même pas. Il a fallu que je fasse un livre difficile à accoucher, après le succès des Rivières, pour me retirer le trac.
Nicolas - Une partie de votre actualité concerne le tournage de L'Empire des Loups, qui se déroule en ce moment. Pouvez-vous revenir sur la génèse de ce projet : à quel moment avez-vous été contacté ? Comment s'est déroulée l'écriture du scénario ?
Jean-Christophe Grangé - Je suis très veinard avec le cinéma parce qu'à chaque sortie de livre, les producteurs me font des propositions. Il y a une sorte de montée aux enchères classique, mais dans mon cas qui va très très haut, voire le plus haut possible en France. Donc ça, c'est vraiment une très grande chance. Cette montée aux enchères est particulièrement fiévreuse parce que chaque producteur fait une offre en sachant que son voisin concurrent en fait une autre. Mais elle est encore attisée par le fait que, à ce moment-là, je vends des centaines de milliers de livres. Sur les Loups c'était complètement vertigineux : les producteurs devenaient vraiment fous.
Au final, j'ai choisi Gaumont parce que je les connaissais bien : c'était eux qui avaient financé Les Rivières Pourpres. Le producteur était Alain Goldman et sa société Légende Entreprises, mais Gaumont était très proche puisque c'était eux qui apportaient les fonds. Je les connaissais donc très bien. Cette fois-ci, ce sont eux qui se sont proposés pour produire "en direct" le livre, sans passer par un autre producteur, parce que les structures du cinéma français sont assez compliquées. Ça, c'était la première raison.
La deuxième raison, c'était qu'ils faisaient l'offre la plus haute.
Et la troisième raison, et c'est surtout ça qui m'a décidé, c'est qu'ils avaient déjà un projet artistique, c'est-à-dire un réalisateur sous la main, en l'occurrence Chris Nahon, qui cherchait un projet, qui aimait mon livre et qui voulait le faire. Ça voulait donc dire que le film allait tout de suite se mettre en route. Et comme je trouvais que le Concile et les Cigognes mettaient beaucoup de temps à se monter, le fait que L'Empire des Loups se fasse tout de suite était une de mes conditions.
Donc Gaumont a donc signé un contrat où ils s'engageaient à mettre le film en production avant un an. Jamais aucun producteur ne fait ça habituellement, parce qu'il y a tellement de choses qui peuvent arriver sur la préparation d'un film que c'est très risqué de leur part de s'engager comme ça.
A partir de cet achat assez "pharaonique", ils se sont tout de suite mis au travail, avec le réalisateur et un scénariste à l'écriture et ça n'a pas marché tout à fait bien. Moi, j'avais signé un contrat de consultant avec eux : je devais faire des réunions de temps en temps avec le scénariste et le réalisateur pour voir comment le projet avançait, pour comparer notre vision des choses. Comme ça a un petit peu coincé avec le scénariste, c'est en fait moi-même qui me suis mis au travail. J'ai écrit un scénario, qui a été réécrit depuis mais j'ai été alors, vraiment, partie prenante de l'écriture. J'ai travaillé avec le réalisateur et avec les scénaristes qui ont réécrit ensuite. J'ai supervisé la version finale, je me suis donc complètement immergé dans l'écriture et je suis très content du travail qui a été réalisé sur L'Empire des Loups.
Un des problèmes du cinéma est que le texte, le scénario sur le papier, est sujet à beaucoup de secousses jusqu'au moment du tournage : c'est ce qui s'est passé pour Les Rivières Pourpres. Mathieu (Kassovitz), sous l'influence de beaucoup de personne, des acteurs, des producteurs, du chef opérateur, ou même de choses comme la météo, a été obligé de réécrire et au final, ce n'était pas du tout ce qui avait été écrit au départ. Or là, sur L'Empire des Loups, le patron de la production de Gaumont, qui s'appelle Patrice Ledoux, surveille de très près qu'on tourne vraiment le texte, et le réalisateur s'est engagé à tourner exactement ce qui a été écrit. Et ça c'est génial, parce que dans le cas d'un thriller, on ne peut pas s'amuser à toucher aux répliques écrites. C'est très important.
Je suis content, parce que la mise en scène est chouette, les acteurs jouent très bien et jouent le texte, donc c'est vraiment un thriller qu'on va bien suivre. On a beaucoup reproché aux Rivières Pourpres le fait que le public soit perdu à la fin du film. Les spectateurs ne comprenaient pas bien la fin…
N. - A l'époque du film Les Rivières Pourpres, vous aviez évoqué la difficulté de caser des scènes d'explications sans compromettre le rythme du film. Vous aviez déclaré : « un film d'une heure trente doit être efficace, dynamique, explicite ».
J.-C. G. - Oui. Quand vous êtes auteur, vous trouvez que ceci ou cela est difficile et vous êtes le seul responsable : vous vous mettez au travail, vous voyez si ça marche, et si ça ne marche pas, vous redoublez d'efforts pour résoudre un problème. Mais au cinéma, le problème est que ça ne fonctionne pas comme ça parce qu'il y a des centaines de personnes mises à contribution.
Dans le cas d'une scène d'explication : est-ce la scène d'explication qui n'est pas bonne ? Est-ce que c'est les dialogues qui ne sont pas bons ? Est-ce que c'est le réalisateur qui n'a pas d'idées pour la tourner ? Est-ce que c'est les acteurs qui n'arrivent pas à jouer leur texte ? Est-ce que c'est les décors qui ne correspondent plus à cette scène ? On ne sait plus sous quelle responsabilité est le problème. Donc, souvent, on lâche prise, on fait autre chose…
Mais dans L'Empire des Loups, il va bien sûr y avoir des scènes d'explication, et je pense qu'elles passeront très bien. Une chose importante aussi, c'est les acteurs : est-ce qu'ils sentent leur scènes, est-ce qu'ils arrivent à la jouer ? Une scène mal jouée, c'est une scène qui ne tourne plus rond, qui sonne faux.
Je suis optimiste sur les Loups. Très optimiste. Je suis très impliqué. Alors que sur Les Rivières Pourpres 2, par exemple, je n'ai pas écrit une ligne.
N. - Vous aviez été contacté ?
J.-C. G. - Le producteur m'avait proposé d'écrire une suite. Moi, ça ne m'intéressait pas. Mathieu aussi, à un moment donné, avait pensé faire une suite…
Moi, ce que j'aime, c'est écrire de nouvelles histoires avec des nouveaux personnages. Même dans mes livres, je n'ai jamais eu l'idée d'écrire par exemple des romans policiers dont le héros serait toujours le même. Ça ne m'intéresse pas beaucoup. Ce que j'aime, en revanche, c'est mettre en scène de nouveaux personnages à chaque fois.
N. - Votre prochain roman, La Ligne Noire, va sortir au mois de mai Que pouvez-vous déjà nous dire sur ce livre ?
J.-C. G. - Plus le temps passe, plus je suis compact dans ce que j'écris dans mes livres. Et moins j'ai de choses à raconter en dehors. Cette fois, j'ai dit à mon attachée de presse : « Limite au maximum les interviews, parce que je n'ai rien à dire : tout est dans le livre ! ».
En plus, je fais partie des auteurs qui ne mettent pas beaucoup d'eux-même dans leurs livres : je n'aime pas du tout parler de moi, ni glisser des souvenirs personnels dans mes romans. Ce que j'aime bien, au contraire, c'est me projeter moi-même dans des personnages qui n'ont rien à voir avec moi.
Là, il se trouve que dans La Ligne Noire, le personnage principal est un journaliste. J'ai donc glissé quelques souvenirs, mais ce n'est pas du tout pour parler de moi et de façon indirecte me livrer à des confidences. Pas du tout. C'est au contraire par paresse : comme le héros était journaliste et que moi, j'ai des souvenirs de journaliste, je lui ai prêté quelques traits qui me sont personnels. Mais encore une fois, c'était plutôt par paresse et parce que je connaissais bien ce métier, que j'avais des souvenirs sur la question. Je voyais pas pourquoi j'allais inventer des choses alors que je pouvais prêter des épisodes de ma vie personnelle. Mais encore une fois, je n'ai absolument rien à voir avec le héros…
Tout ce qu'on peut dire sur le roman, c'est que c'est l'histoire d'une sorte de duel psychologique entre un journaliste passionné par les faits divers, par la pulsion criminelle, et un tueur qui a été arrêté en flagrant délit en Malaisie. Les deux personnages correspondent et, sans vouloir raconter l'histoire, le journaliste parvient, par une tromperie, à convaincre ce tueur de lui livrer des éléments capitaux sur ses crimes. Et le tueur va même finir par guider le personnage principal à travers l'Asie du sud-est sur la piste de ses crimes. Peu à peu, le héros va comprendre ce que fait vraiment ce tueur, chose qui n'a rien à avoir avec la version officielle. On pense que c'est simplement un tueur qui massacre des filles à coups de couteaux, comme ça, en état de crise. Alors qu'il s'agit d'un tueur très complexe, qui fait des choses complètement incroyables. Peu à peu, le journaliste va découvrir cela, en s'enfonçant dans l'Asie du sud-est…
Ce sont des pays que j'adore et que je connais bien. Mais à nouveau, j'ai tout dit dans mon livre. J'y parle de l'Asie du sud-est, et de la psychose du tueur. Contrairement à mes autres romans c'est un livre où il y a beaucoup moins de souvenirs journalistiques, car le centre du récit, c'est vraiment la psychose du tueur. Cette folie du tueur, c'est quelque chose que j'ai complètement inventé, c'est vraiment de la fiction. J'ai personnellement peu travaillé sur les faits divers en tant que journaliste et c'est donc une névrose que j'ai inventée, et dont je suis assez fier. Une névrose très cohérente. Ce que fait le tueur, comment il se comporte et surtout le traumatisme qui a donné naissance à cette névrose, tout cela forme un ensemble compact et très cohérent. Personnellement, je conseille de lire le livre… (rires)
N. - A l'époque de la sortie de L'Empire des Loups, vous aviez déclaré avoir un projet de « trilogie qui constituerait une remontée vers les origines du Mal ». Est-ce que ce sera le cas ?
J.-C. G. - Trilogie, c'est un grand mot. Là, en l'occurrence, c'est très informel. Ce qui est clair, c'est que dans ma tête et dans la conception que j'ai de mes trois prochains livres (La Ligne Noire et les deux suivants), il s'agit de trois voyages que j'ai inventés et qui sont conçus, c'est vrai, à chaque fois comme une remontée vers le Mal.
Le premier, c'est la remontée vers la source du Mal, vers la folie d'un tueur et l'origine-même de cette folie, le traumatisme initial.
Le second, celui que j'ai déjà commencé à écrire, c'est plutôt une remontée vers le diable : c'est un polar religieux.
Et le troisième ce sera plutôt une remontée vers le Mal primitif, à savoir ce qui aurait pu causer le traumatisme originel, préhistorique : qu'est-ce ce qui aurait pu donner naissance au Mal dans l'histoire de l'espèce humaine ?
Voilà, ces trois histoires ont, je trouve, un air de famille mais il ne s'agit pas du tout de trilogie, il n'y a pas de personnage récurrent dans les trois.
Il y a tout au plus un clin d'œil à la fin de La Ligne Noire : un des personnages, une femme, lit dans un journal un fait divers qui s'est passé en Sicile. Et, en fait, c'est là le sujet de mon prochain livre. Et je ferai peut-être le même type de clin d'œil à la fin du deuxième sur le troisième. Mais encore une fois, il n'y a aucun personnage qu'on va retrouver.
Nicolas - Il s'est écoulé seize mois entre la parution de L'Empire des Loups et la sortie de La Ligne Noire, alors que vos précédents romans étaient espacés de 2, 3 voire 4 ans. Sans parler du temps passé sur l'adaptation des Loups, ou sur d'autres projets. Vous avez redoublé de travail ?
Jean-Christophe Grangé - D'abord, il y a un fait très important : c'est que plus ça va, plus je ne fais que ça. Longtemps j'ai continué à faire des reportages ou à écrire pour le cinéma, donc évidemment j'avais moins de temps pour écrire mes livres. Maintenant, évidemment, depuis L'Empire des Loups, je suis auteur à 100% et même psychologiquement, je m'assume comme auteur. J'ai mis beaucoup de temps à me dire que je gagnais ma vie avec mes livres. Pour moi, c'était iréel, fantasmagorique. Je gardais toujours un pied dans le vrai travail parce que c'était trop fou. Maintenant, je commence à l'accepter, donc ça veut dire que, vraiment, je me lève tôt le matin et j'écris toute la journée.
Il y a une autre chose qui joue aussi, c'est l'expérience, le « savoir-faire ». J'hésite beaucoup moins quand j'écris. En fait, la moitié du temps que je prenais à l'écriture, c'était de l'hésitation, ou du retour en arrière : je refaisais les chapitres jusqu'à 15 fois. C'est des choses qui arrivent beaucoup moins. Sur L'Empire des Loups, j'étais beaucoup plus sûr de moi déjà et sur La Ligne Noire, je n'avais plus de doutes.
Actuellement, j'ai déjà commencé mon nouveau roman et je file. Je sais ce que je fais et j'hésite beaucoup moins parce qu'en plus, j'ai un retour de mon public. Je vois qu'ils ont apprécié telle ou telle chose, sur laquelle j'avais beaucoup réfléchi. Et finalement, c'était ma première idée, que j'avais gardée, que le public avait apprécié, donc je n'ai pas non plus à me casser la tête.
L'autre élément aussi qui a fait que j'ai été plus vite sur La Ligne Noire c'est, comme je le disais, qu'il y a eu beaucoup moins de recherches. Donc finalement, tout est quasiment né de ma tête et je n'ai pas eu beaucoup de choses à vérifier.
Le prochain, qui est un polar religieux, comporte quand même une part de recherches. Et là, je pense que je vais revenir à une durée de 2 ans, d'abord parce qu'il va être plus gros. Mais je vois qu'il avance bien, donc peut-être que ça va aller plus vite que je crois...
La Ligne Noire, j'ai toujours su que ce serait un livre compact, né quasiment entièrement de ma tête, où j'irai plus vite. Sur le prochain, je vais remettre deux ans et sur le suivant aussi je pense.
Mais j'ai toujours l'espoir d'aller plus vite…
N. - Avec un style très cinématographique, c'est tout naturellement que le cinéma s'est intéressé à vos romans. A l'époque de Vidocq et des Rivières Pourpres, le magazine L'Ecran Fantastique titrait même « un romancier happé par le cinéma ». Depuis, on a l'impression que vous vous êtes un peu plus désintéressé du sujet ? Est-ce le cas ?
J.-C. G. - Quand le cinéma a commencé à m'appeler, j'étais un chien fou. J'ai toujours été passionné par le cinéma, et c'était donc extraordinaire pour moi que les gens du cinéma m'appellent. A la fois pour adapter mes propres livres et puis aussi pour créer des scénarios originaux.
J'ai vécu tout ça, je l'ai fait, maintenant je sais de quoi je parle : je sais que tout ce qui est "scénarios originaux", je ne le ferai plus. Pour 2 raisons simples. D'abord parce que ça prend énormément de temps. Quand vous pouvez écrire un livre, et quand vous avez la chance comme moi d'en vendre tellement que ça vous rapporte plus que le cinéma, il n'y a aucune raison de faire un scénario et de n'être que le maillon d'une grosse machine. Ça ne sera jamais votre film. Dans ce cas, il vaut mieux réaliser. Etre un scénariste, c'est être vraiment, excusez-moi l'expression, "le cul entre deux chaises". Tu es à moitié l'auteur, mais finalement ça ne sera pas ton film. C'est comme si un peintre faisait une gigantesque esquisse sur une fresque murale et que quelqu'un d'autre venait peindre et colorier. D'abord, tu ne reconnais plus ton esquisse, tu reconnais rien de ce que tu as voulu faire et puis finalement ça ne sera pas ton œuvre. Donc finalement, quand tu as les moyens d'écrire toi-même ton roman et qu'en plus il se vend, il n'y a aucune raison d'écrire des scénarios. Je suis très clair là-dessus.
Alors, dans ma grande page tournée, je m'étais aussi dit que je ne voulais même pas m'occuper de l'adaptation de mes livres. Il s'agit d'un autre problème. Par exemple, à l'heure actuelle, j'ai commencé mon nouveau livre. Je suis tout à fait dans une atmosphère religieuse, j'enquête sur le Vatican. Mais si La Ligne Noire se fait en film et qu'on m'appelle pour faire le scénario, je vais faire quatre pas en arrière pour retourner dans l'atmosphère de mon livre précédent et ça, c'est à devenir complètement schizophrène. Quand je travaillais parfois sur le scénario des Cigognes, j'avais fini le livre 6 ans auparavant, et j'étais encore en train de me "farcir" Louis Antioche... J'en avais marre, j'étais passé complètement à autre chose. Donc je détestais ce retour en arrière.
Mais je dois avouer que pour L'Empire des Loups, j'avais dit que je n'y toucherai pas, et finalement j'y ai travaillé. Si je vois que l'équipe est sympathique, si c'est pour la bonne cause, c'est-à-dire pour faire un film le plus cohérent possible, et que je peux être utile (peut-être que sur La Ligne Noire, personne ne m'appellera et qu'ils voudront faire un éventuel film dans leur coin), là oui, je préfère avoir un pied dedans. Sur La Ligne Noire, par exemple, j'ai déjà quand même moi-même des idées d'adaptation que j'aimerais soumettre à un producteur qui achèterait le livre.
Donc, scénarios originaux : non. Adaptation de mes livres : peut être qu'on verra…
N. - Actuellement, vous êtes également impliqué dans un autre projet, qui concerne cette fois le domaine de la bande dessinée…
J.-C. G. - Oui, parce que je connaissais bien les gens qui s'occupaient de la bande dessinée chez Albin Michel. On s'est donc mis d'accord pour que j'écrive une trilogie — et là, c'est une vraie trilogie, j'ai écrit les trois histoires — avec un très bon dessinateur qui s'appelle Philippe Adamov et qui avait fait une série assez connue qui s'appelle Mortelune.
Ce dessinateur avait adoré Le Concile de Pierre, et avait contacté Albin Michel pour savoir si j'aurais aimé éventuellement faire une série, presque une adaptation du Concile de Pierre, en bande dessinée.
Attention ! La fin de la réponse de Jean-Christophe Grangé dévoile le dénouement du Concile de Pierre. Il est donc très fortement déconseillé de lire la fin de sa réponse si vous n'avez pas lu Le Concile de Pierre.
J'ai alors eu l'idée de lui proposer d'écrire plutôt l'histoire, que je n'ai pas bien pu raconter dans Le Concile de Pierre, de la mère, qui est la méchante du roman. Je dévoile un peu la trame du Concile, mais c'est une sorcière, une chamane initiée par la tribu turco-mongole où s'achève l'histoire du livre.
Ce qui était très intéressant, c'était de raconter, dans les années 68, comment cette jeune femme qui à l'époque était gentille avait pu devenir ce qu'elle était devenue, c'est à dire une sorcière très méchante. Et de raconter aussi par quoi elle était passée à travers toute cette étude parapsychologique, d'abord française puis soviétique et ensuite en Sibérie, et aussi comment elle avait rencontré ces peuples. C'est une histoire que j'avais en moi, que j'avais raconté brièvement dans le livre sous forme de flash-backs rapides (11), mais j'avais toujours l'idée de bien la raconter en détails.
On la racontera en trois épisodes, trois albums, qui démarrent en 1968, à la fac de Nanterre où on la découvre, jeune étudiante très sympa, enrolée un peu malgré elle par un professeur de psychologie, qui s'intéresse à la parapsychologie et qui est déjà en cheville avec des chercheurs soviétiques sur ces domaines-là. C'est assez angoissant.
Le premier album se déroulera en France, et à la fin, en Europe de l'est. Le deuxième album, à Moscou, où elle est exilée de force et puis le troisième album se passera vraiment en Mongolie, où là elle va rencontrer le fameux peuple chamane et sera initiée, car elle-même a des pouvoirs.
C'est très chouette, des dessins superbes, très classiques, que j'adore. Tout se passe très bien. Je crois que l'album sortira en septembre. Ça se lira même sans avoir lu le Concile, il s'agira des aventures de Sybille, qui est une sorte d'apprentie chamane.
N. - Vous avez découvert la littérature policière lors de vos reportages et il vous est venu tout naturellement une passion pour les thrillers. Avez-vous envie d'évoluer, un jour, vers d'autres genres littéraires comme le fantastique, qui vous intéresse également ?
J.-C. G. - En enchaînant les romans, je m'aperçois que c'est quasiment une certitude : je ferai toujours des romans policiers. Ce que je vais bien sûr essayer, et c'est ce que j'ai essayé dans La Ligne Noire et dans le suivant, c'est d'élargir un petit peu le spectre, c'est-à-dire de parler peut-être plus de psychologie, d'histoires de famille, d'aborder des univers plus différents. Par exemple, dans le prochain, il s'agira de la religion, donc plus de spiritualité de foi. Après, il y aura une sorte de remontée vers la préhistoire ou quelque chose comme ça.
Mais le nerf de la guerre, pour moi, c'est la trame policière. Quand on est habitué, comme moi, à écrire des romans où il y a des meurtres, la mort, alors tout le reste devient dérisoire…
J'essaie maintenant de développer un peu des intrigues amoureuses, des choses comme ça, mais je ne me vois pas écrire un livre où il n'y aurait pas de morts. Parce que c'est quand même la chose essentielle de la vie… Quand vous êtes habitués à parler de ça, tout vous semblerait trop léger.
Donc, non, pour moi l'intrigue policière sera toujours le noyau central : pourquoi des gens ont tué ? Qui a été tué ? De quelle façon ? Pourquoi ce jaillissement du mal ? C'est vraiment le cœur de ce que je veux écrire, peut-être en essayant de rayonner, ou peut-être en faisant des livres de plus en plus gros. Mais je ne me vois pas du tout écrire juste une saga familiale ou une intrigue amoureuse, il me manquerait quelque chose : il me manquerait ce degré important qu'est le meurtre…
N. - Merci beaucoup, Jean Christophe Grangé, pour cette interview !
Nicolas - Rivières Pourpres