La Nuit du Jabberwock

Drôle de sabbat (Night of the Jabberwock)

  1. De l’autre côté du miroir

    Doc Stoeger, propriétaire du journal le Carmel City Clarion, a une vie pour le moins paisible. Lui-même journaliste, il participe à ce canard local qu’il boucle chaque jeudi. Des histoires sans intérêt, à l’instar de ce village de l’Illinois, Carmel, où il ne se passe jamais rien. Mais là, ce grand amateur de l’œuvre de Lewis Carroll, qui a autrefois publié un ouvrage et un article à son sujet, va connaître une nuit d’anthologie.

    Fredric Brown, qui a déjà signé des romans majeurs comme La Belle et la Bête, La Fille de nulle part, ou encore Martiens, Go Home !, est un auteur important dont chaque incursion dans son œuvre est toujours un pur bonheur, et ce livre de 1950 ne déroge pas à la règle. On y découvre un patelin amorphe, presque anonyme, au sein duquel une nuit va se singulariser de manière vertigineuse. Notre malheureux Doc Stoeger, pourtant calme et très anodin, va être confronté à une série d’événements pour le moins singuliers. Jugez plutôt : un dénommé Yehudi Smith qui vient lui parler de son auteur fétiche qu’est Lewis Carroll, deux malabars aussi patibulaires que dangereux, un étrange braquage nocturne à la banque, une sombre histoire d’héritage… Lui qui pensait vendre son journal pour essayer de décocher son existence personnelle et professionnelle vers une trajectoire plus épicée, voilà qu’il est amplement servi, mais pas du tout comme il l’espérait. Fredric Brown jalonne son récit haut en couleur de références à Lewis Carroll (tout autant sa vie que ses ouvrages) ainsi que d’un humour de belle tenue et toujours pertinent. D’ailleurs, il y a bien des passages dans cet opus où l’on se demande où nous emmène l’écrivain : nous fait-il comprendre que Doc a définitivement basculé dans l’alcool et l’aliénation ? Est-ce un cauchemar vécu éveillé ? Serait-il le jouet de forces occultes bien décidées à le faire tourner en bourrique histoire de rigoler un peu ? Ou d’un complot plus prosaïque mais tout aussi périlleux ? Fredric Brown multiplie les fausses pistes, nous égare autant qu’il nous intrigue, avant de revenir dans les rails d’une énigme crédible et parfaitement maîtrisée, expurgée de toute notion surnaturelle, et ce pour notre plus grand bonheur.

    Un tome excellent d’un bout à l’autre, court et entraînant, et si déjanté que les apparitions d’un Jabberwock, du chat du Cheshire et autres fantaisies de Lewis Carroll ne seraient en soi pas si farfelues. Et quand Fredric Brown termine presque ce roman avec « Mais le tabouret le plus proche était à des kilomètres, et des toves slictueux gimblaient dans les zoibes », cela ne nous surprend pas plus que ça. Une brillante immersion dans l’absurde, tout en conservant la colonne vertébrale d’un roman noir à l’ancienne particulièrement efficace. Un véritable exploit.

    /5