Les Visages écrasés

Carole Matthieu

  1. Souffrir et mourir au travail

    Carole Mathieu est médecin du travail à Valence. Elle s'occupe particulièrement des employés d'une plate-forme téléphonique. Exerçant depuis des années, elle ne peut que constater la dégradation inéluctable de leurs conditions de travail et l'augmentation parallèle de leur mal-être. Face à ces dépressions et autres suicides et surtout, face à l'inertie et au déni des dirigeants, pourtant maintes fois alertés, elle décide d'agir. Vincent Fournier est un employé au bout du rouleau, qui a déjà essayé de mettre fin à ses jours. Lorsque le Dr Mathieu se rend compte que malgré les médicaments et tout ce qu'elle a fait pour le guérir, il va de moins en moins bien, elle décide d'abréger ses souffrances de manière... radicale.

    Le personnage principal des Visages écrasés est sans aucun doute le Dr Carole Mathieu, qui en est aussi la narratrice. Il est central, comme l'est son rôle dans l'entreprise, qui lui permet de savoir beaucoup de choses et de côtoyer les dirigeants comme les employés lambda. Pour beaucoup, elle est la seule personne de confiance, celle à qui l'on peut tout raconter. Ce déversement de souffrances, elle l'encaisse depuis longtemps sans broncher. Mais chacun a ses limites, et la larme qui fera déborder son vase, ce sera donc celle de Vincent Fournier. Dès lors, elle est tout autant médecin que malade et doit avaler pilule sur pilule pour tenir debout et finir ce qu'elle a à faire. Elle est complètement perdue, souhaitant à la fois se faire démasquer par le lieutenant Revel et poursuivre son combat, qu'elle sait perdu d'avance.
    S'il s'agit bien d'une fiction, tout (ou presque) y est vrai. Le monde de l'entreprise est mis en scène avec un réalisme criant, comme rarement il l'a été dans la littérature. Et pour cause, Marin Ledun a travaillé pendant près de sept ans à France Télécom. On sent le vécu, la connaissance du terrain et, plus que dans tous ses autres romans, on ressent son engagement et sa colère. On peut s'imaginer qu'à la manière d'un Flaubert, le Dr Carole Mathieu, c'est (un peu) lui.
    L'identité de l'assassin étant connue dès le départ, on peut penser qu'il n'y aura guère de surprises de ce côté-là. Ce serait mal connaître l'auteur. Les rebondissements produisent leur effet et le suspense est maintenu jusqu'à la toute fin du roman, très réussie d'ailleurs.
    Peut-être plus encore que dans ses précédents textes, Marin Ledun met l'écriture totalement au service de son propos. Il va à l'essentiel, préférant l'action aux longues descriptions et privilégiant les phrases courtes, parfois même nominales. Seule exception notable, l'usage de la litanie, à plusieurs reprises, l'auteur listant médicaments ou autres symptômes, oscillant entre inventaire déshumanisé et poésie macabre. Il faut ajouter à cela une bonne trouvaille : l'insertion entre les chapitres de courriers internes à l'entreprise et de rapports médicaux, venant renforcer l'aspect réel de ce que vivent les personnages.
    Après tant d'éloges, il faut bien reconnaître quelques faiblesses à ce formidable roman. Certains passages – dans les premiers chapitres surtout – paraissent un peu trop didactiques, voire démonstratifs, comme si l'auteur tenait vraiment à nous montrer qu'il maîtrise totalement son sujet et à nous convaincre. Enfin, bien qu'il ne fasse pas de doute qu'un nombre de plus en plus important de personnes souffrent au travail aujourd'hui, une telle accumulation de mal-être dans le même lieu paraît exagérée (ici, tous les salariés semble concernés) et peinera peut-être à convaincre certains lecteurs attachés à un grand réalisme. Ceci dit, et on s'en convaincra aisément en parcourant Pendant qu'ils comptent les morts (entretien de l'auteur avec une psychiatre spécialiste de la souffrance au travail, aux éditions La Tengo), il y a fort à parier que Marin Ledun n'a malheureusement rien inventé, intrigue criminelle mise à part. Ce n'est pas nouveau dans le roman noir contemporain, et on avait déjà relevé que ce procédé littéraire consistant à accumuler sur un même lieu et en un même temps de nombreux évènements, plus ou moins véridiques et souvent inspirés de faits divers, a ses limites (c'était déjà le cas dans Bien connu des services de police ou L'honorable société).

    Amateur de polars guillerets, passez votre chemin. Rarement un roman noir n'aura aussi bien porté son nom (au-delà de l'entreprise, la ville elle-même semble être l'antichambre de l'enfer). Mais si vous pensez pouvoir tenir le choc, alors n'hésitez pas. Les visages écrasés est un de ces textes qui remuent les tripes du lecteur et lui reste en mémoire pour longtemps. Marin Ledun signe à ce jour son meilleur roman – qui fera certainement date en matière de fiction sur le monde du travail – et mérite largement son Trophée 813.

    /5