Un volet claque. Mes affaires, déposées en vrac dans le hall d’entrée.
A l’exception du Beretta.
Fascinée, je contemple une nouvelle fois le semi-automatique. L’idée me traverse l’esprit de le retourner contre moi mais, encore une fois, Vincent n’est pas le problème.
Il le sait, je le sais.
Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité-numéro-un, et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la direction. La valse silencieuse des responsables d’équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. Cette tension permanente suscitée par l’affichage des résultats de chaque salarié, les coups d’œil en biais, les suspicions, le doute permanent qui ronge les rapports entre collègues, les heures supplémentaires effectuées pour ne pas déstabiliser l’équipe, le planning qui s’inverse au gré des mobilités, des résultats financiers et des ordres hebdomadaires. Les tâches soudaines à effectuer dans l’heure, chaque jour plus nombreuses et plus complexes. Plus éloignées de ses propres compétences. Les consignes qui évoluent sans arrêt. Les anglicismes et les termes consensuels supposés stimuler l’équipe et masquant des réalités si sourdes et aveugles que le moindre bonjour est à l’origine d’un sentiment de paranoïa aigue. L’infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie, amputée des arrêts maladie, et des primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables. Les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d’avoir peur. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l’absence de mots pour la dire.
Le problème, c’est l’organisation du travail et ses extensions.
Personne ne le sait mieux que moi.
Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après ingestion de sécobarbital, m’a tout raconté.
C’est mon métier, je suis médecin du travail.
Ecouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi : soulager, rassurer.
Et soigner.
Avec le traitement adéquat.
On en parle sur le forum : Les Visages écrasés de Marin Ledun (Seuil)
Soumis le 20/02/2011 par Nico