Interview de Thierry Serfaty (19/03/2006)
A l'occasion du Salon du Livre 2006, à Paris, Thierry Serfaty a très gentiment accepté de se prêter au jeu de l'interview pour Polars Pourpres.
Nicolas - Thierry, tu as commencé à écrire relativement tard dans ta vie, à l’âge de 30 ans, et d’une manière assez soudaine. Comment l’expliques-tu ?
Thierry Serfaty - Je pense qu’il y a différentes circonstances. D’abord, ça correspondait à une période de ma vie où j’ai changé beaucoup de choses. J’avais un cabinet à Strasbourg, un poste à l’hôpital en même temps et la nuit je donnais un coup de main à Médecins du Monde. A un certain moment, j’ai pris des vacances, je suis revenu au bout de deux semaines, et ma remplaçante m’a alors dit : « C’était formidable, j’ai beaucoup aimé ». Je lui ai répondu : « Très bien, alors tu gardes les clés ! ». Je crois que j’avais besoin de changer quelque chose, de repartir sur de nouvelles bases.
J’avais également ce besoin de regard sur ma propre vie, et je pense que je dois me servir de l’écriture pour cela. Ce premier livre, je l’ai écrit en deux mois. Je l’ai envoyé à plusieurs maisons d’édition : je suis allé à la Fnac, j’ai pris 10 noms d’éditeurs à qui j’ai envoyé mon manuscrit. Quinze jours après, j’ai eu une réponse d’Albin Michel et dans les jours qui ont suivi d’autres réponses, et à partir de là ça s’est très bien passé.
N. - Pourquoi t'es-tu dirigé vers les romans policiers ?
T. S. - Non pas parce que j’en lisais beaucoup, mais plutôt parce que je suis très structuré. Mon côté très cartésien et scientifique m’impose un peu cette structure-là. J’ai besoin aussi de ce mélange de rationnel contorsionné par la fiction. Ce que j’aime dans le polar, c’est qu’il ne tolère ni invraisemblances, ni incohérences, ce qui correspond un peu à ma démarche.
Et surtout, je suis médecin, et quelque part la médecine, c’est une enquête. Le patient vient vous voir, vous donne quelques indices et vous devez trouver le coupable. Je pense donc que la médecine m’a rapproché de la notion de polar.
N. - Es-tu fan de polar ?
T. S. - Je ne suis pas fan de polars, mais plutôt fan de ce qui me balade. J’ai besoin qu’un récit me fasse réfléchir, stimule un peu mes neurones. Des polars, j’en ai lu beaucoup car j’étais gros lecteur, mais le polar en lui-même ne m’intéressait pas nécessairement. Même si j’aime dans le polar, et dans le thriller en particulier, ce côté « aventure sur un territoire particulier ».
N. - Le Sang des Sirènes a rencontré un gros succès lors de sa sortie. Comment envisage-t-on alors l’écriture d’un second roman ? Connaît-on une certaine angoisse, une certaine anxiété ?
T. S. - J’avais la chance de mon côté d’être un peu à distance des milieux parisiens, et je tenais à le rester pour le deuxième roman. Pour ce deuxième roman, j’ai eu très peur, vraiment. J’étais un peu paralysé, non pas parce qu’il me manquait l’idée – je n’avais pas du tout l’angoisse de la feuille blanche – mais parce que je me disais « Qu’est-ce qu’on attend de moi ? ».
Le premier roman, on n’en attend rien, il sort de l’anonymat : on arrive tel un inconnu parfait au milieu de la foule et le public va lire le roman ou ne pas lire ; l’auteur n’en sait rien. Et de toute façon, chaque lecteur, chaque critique, chaque regard sur ce roman est déjà en soi un miracle.
Alors que pour le deuxième roman, on ne réfléchit plus uniquement pour soi ou pour le plaisir de l’écriture, mais on réfléchit aussi aux autres : « Qu’est-ce que le public veut ? ». Et ça, il n’y a rien de pire.
J’ai donc eu besoin pendant un certain temps de me détacher de cette notion-là, avant de pouvoir créer mon deuxième roman. Et ça, ça peut donc être très angoissant pour un auteur.
J’ai aussi été aidé par le fait de m’être un peu excentré par rapport à l’univers parisien.
N. - Tes romans sont tous différents, et se rapportent à des genres distincts de la littérature policière. Comment l'expliques-tu ? Y’avait-il pour toi une volonté de changer de style ? Une difficulté à trouver le genre adéquat ? Une exigence de ton éditeur ?
T. S. - Concernant l’exigence de l’éditeur : il n’y en a jamais, j’essaie de m’en affranchir autant que possible. Et j’ai de la chance, car il ne m’impose absolument rien.
En revanche, je pense qu’on avance, soi-même. On grandit, on lit, on s’imprègne d’autres choses, et à un certain moment notre vécu se retrouve forcément dans ce qu’on écrit.
Je pense donc que ce que j’ai traversé ces 5 dernière années des phases d’étonnement, de trahison (dans mon premier roman, je me suis ainsi plutôt penché sur les apparences trompeuses, les faux semblants), et de violence. Quand j’ai écrit Le Gène de la Révolte, j’étais tendu, ma vie était au cordeau, et je pense qu’on le retrouve dans le roman : j’avais besoin d’exprimer cette violence… et il fallait mieux que je le fasse d’ailleurs à travers le roman que dans un cabinet médical ou dans ma vie personnelle (rires).
Je suis convaincu qu’un auteur est une éponge : il s’imbibe de tas de choses, de petits éléments qu’il va ensuite réinjecter dans les romans. Et il n’en a pas forcément conscience ! D’ailleurs, c’est souvent des lecteurs qui vont nous dire : « Tiens, je vous ai retrouvé dans ceci », des gens qui te connaissent vont te dire « Ca, c’était toi à 100% ». Et parfois, les lecteurs vont même parvenir à retrouver l’auteur dans des choses dans lesquelles on ne se retrouve pas du tout soi-même. Par exemple : « Alors là, le petit gros chauve rond, c’est tout à fait toi ! ». C’est drôle, parce que compte tenu de mon morphotype, on peut difficilement me dire ça d’habitude ! (rires)
En fait, je crois vraiment que ça correspond à des phases. Après, il y a aussi ce qu’on apprend, ce dont on s’imprègne en matière de lecture, qui correspond à ce que l’on est vraiment et qui ressort un peu dans les romans.
Une chose est sûre, plus le temps avance, plus j’essaie de maîtriser mes histoires au maximum. Pas forcément en les rendant aboutis au maximum ou maîtrisés sur le plan technique et littéraire (même si c’est un but), mais j’ai besoin de contrôler mes romans au maximum. Je fais des fiches très approfondies sur chaque personnage, je les découvre. Je remonte jusqu’à leur enfance, voire leur naissance même si dans le livre je n’en dirai pas un mot. J’ai besoin de les connaître complètement pour qu’ensuite chaque ligne de dialogue soit en rapport avec leur vécu et que tous les personnages ne parlent pas de la même façon par exemple. Mais si j’ai besoin de les contrôler, c’est aussi parce que je me rends compte de plus en plus qu’une fois qu’on publie un roman, il ne vous appartient plus du tout. Il vous échappe complètement, et les personnages prennent des destinées différentes car les lecteurs se les approprient. Et comme je suis un peu possessif, j’essaie de maîtriser mon livre au maximum parce que je sais qu’ensuite il ne sera plus pour moi.
J’essaie de construire au maximum mes romans, et du coup c’est vrai que ça me fait changer de style et surtout de tonalité. Mais cette envie de m’intéresser à ce qui semble évident dans le corps humain et la biologie, l’interaction entre le corps et l’esprit, le mental et le corps, reste une constante dans mes romans. Et c’est vrai qu’on va traiter cela différemment selon la période de sa vie.
N. - Il existe cependant des passerelles entre tes romans, des personnages principaux d’un livre qui réapparaissent dans le livre suivant. Pourquoi ce souci de continuité ?
T. S. - J’ai envie que mon univers ne soit pas constitué de petits camemberts différents, comme au Trivial Pursuit. J’ai besoin que certaines choses soient des satellites d’une première aventure et qu’autour de chaque satellite, d’autres satellites gravitent. Je suis un peu obsédé par la transmission, d’où ce souci de continuité. J’ai un peu peur des ruptures. Autant je suis capable de ruptures dans ma vie professionnelle, autant dans ma trajectoire affective – car il y a un lien affectif entre mes romans et moi-même – j’en suis incapable. J’ai besoin de dire qu’il y a eu un avant, et qu’il y aura un après. Ca me rassure sans doute.
N. - Tes romans sont souvent basés sur des vérités médicales sur lesquelles viennent se greffer les fruits de ton imagination. Quelle est la part de réalité dans tes romans ? As-tu par exemple été témoin de telles dérives médicales ?
T. S. - Hélas oui, et en plus je ne suis pas le seul !
Dans le Gène de la Révolte, je parle par exemple des sectes de médecins. Il y a eu dans ce domaine des grosses affaires, par exemple celle qu’on appelle la secte Cobra.
Je prends l’exemple de la secte parce que c’est très parlant. Les sectes classiques sont dirigées par un gourou, manipulateur, qui s’adresse à des gens qui sont fragiles, qui ont besoin d’être rassurés dans certains domaines et qui ont perdu leurs repères. Et finalement, on arrive à les embobiner et à leur faire miroiter des choses extraordinaires. Il y a une falsification là-dedans, quelque chose de cruel à l’égard de cette personne manipulée.
Dans les sectes de médecine, c’est différent. Ce sont tous des gens qui ont pignon sur rue, des moyens importants et qui ont vu monter en eux cette petite graine de folie sans s’en rendre compte. Cela s’est fait de manière sournoise, insidieuse. On leur dit, au cours de réunion : « Venez dépasser un peu la science pure, venez réfléchir à ce qu’on pourrait faire de plus large pour aider un peu l’humanité ».
On sait donc que ça existe, mais on n’ose pas en parler. Ils sont très peu démonstratifs et agissent dans l’ombre. Ils ont un matériel extraordinaire : tous leurs patients. Vous, quand vous faites une prise de sang. Moi, quand je vais faire une anesthésie ou quand je me fais opérer. Votre épouse, lorsqu’elle va faire un examen gynécologique et qu’on prélève quelque chose. Tout ça, ces petits gestes-là, on les voit partout. Mais comment parler, prouver, détecter…
Il y a une mission interministérielle qui a été créée pour s’occuper des faits. Elle n’a pas réussi à le faire pour l’instant, mais ça existe. Ces choses-là, on n’en entend parler que lorsque ça explose, qu’il y a des conséquences dramatiques, par exemple avec un traitement. C’est vrai qu’il y a une petite sonnette d’alarme qu’on peut faire résonner, et c’est aussi le rôle d’un auteur.
Il y a aussi tout ce dont on ne se méfie pas au quotidien. Vous dormez tous les jours, vous ne vous posez pas de question sur votre sommeil. Vous avez peur tous les jours, vous avez des émotions tous les jours, des pulsions. Toutes ces choses à côté desquelles on passe.
Pendant toute ma vie, j’ai exercé la médecine en m’occupant des maladies et des patients qui venaient en me disant « Docteur, il y a des choses qui vont mal. Trouvez la cause ». Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est en fait le chemin inverse : partir de tout ce qui va bien, tout ce qui paraît tout à fait naturel, normal et me dire qu’à l’ombre de ça, il y a en fait vraiment quelque chose.
N. - La Nuit interdite est le premier roman d’une série de quatre livres consacrés à la personnalité humaine, la fameuse pyramide mentale dont tu parles dans le roman…
T. S. - Oui, avec le sommeil à sa base, et ses trois composantes, qui sont le rapport à la peur, le rapport à la douleur et le rapport au désir. Le prochain roman portera sur la peur, le suivant sur la douleur, et le dernier sur le désir et la pulsion.
N. - Tu as déjà les intrigues de ces romans en tête ?
T. S. - Ca fait plus d’un an que je suis sur le deuxième roman, parce que j’ai rendu le manuscrit de La Nuit Interdite en janvier 2005, soit un an avant sa sortie.
Je travaille donc sur ce projet, en sachant que j’ai toujours cinq ou six romans d’avance dans ma tête. C’est intéressant, parce que cette phase de préparation me permet de découvrir des choses, de rencontrer des personnes : je viens par exemple de partir aux Etats-Unis pour visiter des laboratoires d’exploration de la peur, des choses fascinantes. Aux Etats-Unis, c’est plus facile de rentrer même dans structures prestigieuses. Dès que vous faites comprendre à ces personnes que vous avez envie de savoir, elles vous invitent et vous montrent leur univers. C’est génial ! C’est beaucoup moins facile en France.
Du coup, plus j’avance, plus je mets de temps pour préparer mes romans : au moins 8 mois voire 1 an d’exploration et de rencontre. Et forcément, à un certain moment, je me dis « Allez, il faut t’y mettre, sinon les 5 autres romans qui attendent derrière ne verront jamais le jour… »
N. - Entre les différents romans de cette série, va-t-on retrouver des personnages récurrents ?
T. S. - Dans les quatre romans, il y aura des personnages récurrents. On va retrouver Eric Flamand, le flic qui a grandi un peu, car il était très jeune dans La Nuit Interdite. On va également retrouver ses deux acolytes. C’est en fait un des personnages de La Nuit Interdite (je ne peux pas révéler lequel pour ne pas déflorer l’intrigue) qui va démarrer l’intrigue du roman sur la peur.
N. - As-tu l’intention de continuer à écrire dans le genre du polar ?
T. S. - Oui, parce que je m’y sens très bien. Pour moi c’est un très bon territoire qui allie ma passion de la médecine et de la santé, et la notion d’enquête et de prospection.
Mais il y aura autre chose que le polar… J’ai un projet en tête qui va sans doute se faire, ainsi qu’un projet pour la jeunesse. Ca sera un peu du polar, un peu de l’aventure, avec un monde parallèle, celui de la santé.
N. - Un de tes projets actuels, c’est une série télé : Le Cocon, qui sera bientôt diffusée sur France 2 (ndlr : la série, diffusée sur la RTBF1 depuis le 19 mai 2006, sera finalement diffusée sur France 2 à la rentrée de septembre 2006). Tu peux nous en dire quelques mots ?
T. S. - Bien sûr ! Ca touche aussi à la santé, mais c’est un autre regard sur la santé. C’est l’histoire de cinq internes qui viennent d’horizons totalement différents et qui vont débouler pour la première fois à l’hôpital. Ils vont sortir de la fac, se prendre pour les rois du monde, avoir l’impression qu’ils savent tout parce qu’ils ont tout appris à la fac, alors qu’ils ne savent rien parce qu’ils vont découvrir le premier contact avec leur patient, la notion de responsabilité, les premières joies et les premiers drames.
N. - C’est en partie autobiographique ?
T. S. - J’espère que non, parce que quand j’ai vu ces internes… (rires)
Mais un des internes me semble quand même assez proche de moi, et je ne veux pas vous dire lequel…
N. - As-tu déjà été contacté par le cinéma pour adapter un de tes romans ?
T. S. - C’est vrai que c’est dans l’air du temps, et j’ai été contacté dès le premier, pour en fait adapter d’autres romans. Et je n’ai pas eu envie de le faire parce que j’avais peur de me brûler les ailes, et parce que je ne sais pas faire cinq choses en même temps : c’est mon gros défaut !
En revanche, il va y avoir une adaptation du Sang des Sirènes, les droits ont été achetés. Et des discussions sont en cours pour La Nuit Interdite.
N. - En parallèle de ton activité d’écriture, tu continues à exercer ?
T. S. - Oui, j’ai le virus de la médecine, je n’arrive pas me soigner… (rires)
J’ai gardé un mi-temps en fait, et je fais quelque chose qui me plaît beaucoup : je ne pratique plus, mais je fais de la formation et de l’information santé pour des professionnels de santé. Je fais de la veille scientifique sur des questions de santé publique et d’environnement, et je vulgarise ça pour le grand public et pour mes confrères.
Cette veille scientifique me permet de balayer toute l’information santé qui traite de ces questions-là, que ce soit sous forme de magazines spécialisés, de colloques, de médias, d’internet, et j’en fais une synthèse : c’est un excellent laboratoire pour écrire et un très bon laboratoire d’idée !
N. - Merci Thierry pour cette interview !
Polars Pourpres, 2006