Interview de Philip Le Roy (16/09/2006)
Au cours de cette interview accordée à Polars Pourpres, Philip Le Roy revient sur ses débuts et nous présente ses projets, avec passion et sincérité.
Nicolas - Philip, peux-tu pour commencer nous raconter de quelle façon tu t'es mis à écrire, et pourquoi des thrillers ?
Philip Le Roy - J’ai commencé à écrire à l’adolescence pour commenter les films que je dévorais au cinéma. Je scribouillais des critiques un peu particulières qui mettaient en avant le point fort de chaque film. Avec cette méthode, même les pires navets trouvaient grâce à mes yeux. Il y a toujours quelque chose à sauver sur un long-métrage : un travelling vertigineux, le sourire d’une actrice, trois notes de musique, une étincelle dans un regard, un rebondissement. Les cinéastes et leur équipe investissent une partie de leur vie, de un an (pour un Woody Allen) à douze ans (pour un Kubrick), afin de susciter chez le spectateur des émotions, du rêve, de la réflexion. Même sur une daube, il y a un bout de pellicule qui méritera le déplacement, un immense gag planqué dans une comédie franchouillarde, un plan époustouflant dans une hollywoodiennerie décérébrée, un dialogue culte dans un scénar bâclé… Plus tard, j’écrirai des poèmes dont certains m’aideront à séduire ma future épouse, des scénarii pour le cinéma qui ne deviendront pas des films et des scénarii pour la pub qui me feront bien vivre. En tant que concepteur rédacteur en publicité, j’ai appris à manier le verbe comme le samouraï manie le katana. J’ai appris à accrocher le lecteur, à aller à l’essentiel, à communiquer efficacement un message, à aimer les mots, à ne pas les gaspiller, à vénérer leur pouvoir. Mon travail d’écrivain commença il y a un peu plus de dix ans avec un début de scénario que j’avais stocké dans mon ordinateur. Une baby-sitter française de 18 ans et une Californienne de six ans y étaient traquées par des tueurs et fuyaient sur la route 66. J’ai continué l’histoire sous forme de roman. Le road movie est devenu un road novel. Depuis, je suis devenu accro à l’écriture, surtout celle des thrillers parce qu’on y privilégie l’histoire et la manière de la raconter, on est contraint de créer une tension dramatique jusqu’au bout et de tenir le lecteur en haleine pendant 700 pages. Mon objectif est de procurer du frisson (du verbe « thrill » en anglais) à travers un récit mouvementé où abondent les cadavres, l’humour, les combats fulgurants, le sexe, la sagesse des Indiens ou des grands maîtres japonais, les rebondissements, la musique rock, la poésie, les personnages attachants, les créatures de rêves et les individus ignobles. Tout doit être au service de l’histoire, chaque mot, chaque détail. Pas question de se regarder écrire ou de se prendre la tête sur son nombril. N’éprouvant pas d’affection particulière pour la gent policière ou criminelle, je ne m’intéresse pas au point de vue d’un policier ou d’un truand, héros respectifs des romans policiers et des polars. Ce qui me touche, c’est le point de vue de la victime ou de la personne qui est en marge du système. D’où le thriller. En outre, c’est le genre idéal pour glisser des messages et offrir un point vue différent sur le monde.
N. - En lisant tes romans, on ressent forcément l'influence de différents média, à travers des extraits de paroles de chansons, des références à des films ou des séries télé. De quelle manière ces références culturelles te guident-elles ? Par exemple, imagines-tu les scènes de tes romans comme des plans de film ?
P. L.R. - J’utilise beaucoup de techniques cinématographiques. Je construis mon histoire comme un scénario, privilégie les dialogues sur les monologues intérieurs. Les personnages sont définis à travers leurs propos et leurs actions, et non à travers leurs pensées. La première version du manuscrit est pour moi comme un tournage. La deuxième version pourrait s’apparenter au montage au cours duquel j’enlève 40 % des « rushes » et je donne du rythme à l’ensemble. Les chapitres sont courts comme des scènes (il y en a 142 dans Le Dernier Testament). J’insère également une bande son qui correspond en général à la musique que j’écoute quand j’écris. Il y a enfin beaucoup d’action, car c’est elle qui fait avancer l’histoire et qui révèle les personnages.
N. - Un autre fait marquant dans tes romans concerne l'importance que tu attaches aux descriptions des différents pays ou régions traversés. Le lecteur plonge réellement avec les personnages au milieu d'un nouvel environnement et découvre cet environnement avec eux. J'imagine qu'il doit y avoir derrière ceci un travail de documentation énorme, et de nombreux repérages sur le terrain, non ?
P. L.R. - Le repérage est encore une technique que j’emprunte au cinéma. Je m’arrange quand même pour décrire des pays et des lieux où je me suis déjà rendu et que je connais bien. J’utilise mes souvenirs de voyage qui sont complétés par une documentation me permettant d’être précis sur les décalages horaires, les durées de vol, les temps de transport, l’emplacement d’une rue. J’aime entraîner le lecteur à la fois dans les endroits les plus beaux mais aussi les plus sordides de la planète. Le dépaysement donne de la distance. Le décor joue donc un rôle déterminant dans mes romans.
N. - Tes trois romans semblent se terminer en demi-teinte. Jamais de victoire complète, toujours une fin qui laisse un goût amer. Tu es réfractaire au happy-end ?
P. L.R. - J’aime créer des personnages attachants, mais j’aime aussi les faire mourir. Le tourbillon d’évènements dangereux dans lequel ils sont happés laisse peu de place au happy-end. Question de crédibilité. Question de suspense aussi. Le héros et l’héroïne en réchapperont-ils ? Avec l’enjeu dramatique, cette question doit tourmenter le lecteur jusqu’à la dernière phrase.
N. - Tes deux premiers romans, Pour adultes seulement et Couverture dangereuse sont parus en 1997 et 1998. Le Dernier testament, pour sa part, est sorti en 2005, 7 ans plus tard. Tu avais envie de faire autre chose entre temps, ou as-tu eu plus de difficultés à accoucher de ce roman?
P. L.R. - Il m’a fallu tout ce temps pour changer d’éditeur, changer de maison et écrire deux romans dont Le Dernier testament qui exigea à lui seul trois années de recherche et d’écriture. Je voulais à la fois créer un personnage comme on n’en avait jamais vu auparavant, commencer une histoire en tuant les protagonistes et propulser le lecteur dans un thriller qui traiterait du mystère de l’au-delà. Est-il possible d’effectuer un aller retour dans la mort ? Qui détient la clef de l’immortalité? Les scientifiques ? Le FBI ? Les taoïstes ? Le Vatican ? Pour répondre à ces questions et à beaucoup d’autres, il m’a fallu un peu plus de temps que pour les autres romans.
N. - Quelle est l'origine du personnage de Nathan Love, le héros du Dernier testament ? Il se détache totalement des héros habituels de thriller. D'où t'est venue cette idée ?
P. L.R. - Nathan Love est à l’opposé du héros habituel. Il est doté de capacités hors normes, mais aussi bourré de points faibles lorsqu’il est plongé dans le monde soit-disant réel qui ne lui est plus familier. Je rêvais d’un personnage qui me permette d’explorer des univers non accessibles aux enquêteurs classiques, un personnage dénué de toute morale, de tout conditionnement, qui ne juge pas, ne partage pas le même sens du bien et du mal que nous, qui ne soit pas motivé artificiellement (par la simple volonté de l’auteur ou par un salaire misérable incompatible avec les risques encourus). Nathan Love n’a cure de sauver le monde, d’où cette inadéquation avec la notion de happy end. Il pratique le zen et les arts martiaux. Sa clairvoyance et son « déconditionnement » offrent un éclairage différent sur le monde. Revenir à l’essentiel, dénouer les causes qui obscurcissent la vraie connaissance, c’est ça sa technique. Il n’a pas d’ego, s’est débarrassé de toute personnalité, ce qui facilite l’empathie dans son travail de profiling. Il est détaché de tout, bien qu’il soit capable d’éprouver de la compassion pour une veuve ou un orphelin. Il est aussi un adversaire redoutable, grâce à sa maîtrise des arts martiaux qui sont aussi un art de la posture parfaite, du mouvement précis, de l’esprit libre, de l’énergie, de la conscience, de la respiration juste. Nathan applique les arts martiaux à tous les gestes de sa vie quotidienne. Ils lui permettent de maîtriser le temps, de s’adapter à chaque situation, d’entrer en osmose avec l’environnement, d’avoir une perception sensorielle aiguë… Autant de facultés qui peuvent paraître surnaturelles pour un profane et que j’ai cherché à vulgariser en Occident. Au-delà d’une pratique personnelle, ce sont les enseignements des grands maîtres qui m’ont permis d’approcher cette vérité.
N. - Continuons sur Nathan Love, justement. Des rumeurs font état d'un probable retour... On l'avait pourtant laissé en pleine "retraite purificatrice" à la fin du Dernier testament. Comment t'est venue l'idée de ce retour ? A-t-il été motivé par l'accueil très positif (public et critique) du Dernier Testament ou avais-tu envie de passer du temps à nouveau avec ce personnage ? N'a-t-il pas été trop difficile d'ailleurs de "justifier" ce retour ? On se demande ce qui peut bien pousser Love à quitter sa retraite...
P. L.R. - L’engouement des lecteurs et des critiques pour le personnage de Nathan Love ont poussé mon éditrice à me questionner sur l’éventualité de son retour. Je me suis d’abord dit qu’il était impossible d’aller chercher Nathan Love là où il finissait dans Le Dernier Testament, bien que le roman contienne des indices attestant que les choses ne sont jamais définitives, ni forcément celles que l’on croit. Cependant, je n’avais exploité qu’une partie infime des possibilités que m’offrait un tel personnage auquel je m’étais énormément attaché pendant trois ans. L’idée de le faire revenir me séduisit au point de décider d’abandonner le roman que j’avais en cours. A condition de trouver un moyen crédible qui incite Nathan Love à sortir de sa retraite. Un moyen à la fois évident et inattendu que vous découvrirez en février 2007 dans La dernière arme.
N. - A propos de tes projets, tu mentionnais dans une interview qui date de 2005 (1) le prochain Nathan Love, mais aussi un "Huis clos meurtrier sur le pouvoir du cinéma". C'est toujours d'actualité ?
P. L.R. - Ce huis clos est l’autre thriller que j’ai écris au cours des sept années qui séparent Couverture Dangereuse du Dernier Testament. C’est l’histoire d’un producteur à succès qui réunit ses anciennes maîtresses pour démasquer celle qui cherche à le tuer. C’est à la fois un hommage au septième art, aux actrices qui m’ont fait rêver, à Joseph Mankiewicz, à Agatha Christie aussi, en beaucoup plus violent, plus sexe, plus rock, plus mystique. Après les pouvoirs religieux, scientifiques, politiques, économiques, répressifs, m’attaquer à celui du cinéma m’intéressait tout particulièrement. Le manuscrit est écrit, il ne reste plus qu’à lui trouver une date de sortie.
N. - Vu ta passion pour le cinéma, la question est inévitable : des adaptations cinématographiques de tes romans sont-elles envisagées ? Si c'était le cas, préfèrerais-tu y participer en tant que scénariste (ce qui serait logique puisque tu nous dit construire tes romans comme des scénarii) ou bien rester extérieur au projet, pour découvrir sur grand écran ce qu'une équipe peut faire de ton univers ?
P. L.R. - J’ai travaillé sur une adaptation australienne de Pour adultes seulement qui n’a pas abouti. Le Dernier Testament est actuellement en lecture chez plusieurs producteurs français et étrangers. Dès que l’on aborde le domaine du cinéma, il faut être patient car les enjeux sont énormes. D’autant plus que mes romans se déroulent dans plusieurs pays et que l’action développée requiert pas mal de moyens. Au-delà de la cession des droits, je souhaite intervenir dans le choix du metteur en scène et de l’acteur principal ainsi que dans la co-écriture du scénario. J’ai d’ailleurs rédigé, à la demande de plusieurs producteurs, un synopsis du Dernier Testament qui recentre le récit autour de l’axe dramatique principal. Si l’on voulait tout garder dans Le Dernier Testament, il faudrait réaliser un long-métrage d’une quinzaine d’heures ! Adapter, c’est couper, modifier, simplifier, c’est pour cela que je préfère le faire moi-même. Mais mon boulot s’arrête au script, à la naissance de la nouvelle œuvre que va signer le metteur en scène. Le roman et son adaptation sont deux point de vue différents, deux œuvres appartenant à deux arts distincts, qui ne doivent pas être comparées. The Shining de King et The Shining de Kubrick n’ont pas grand-chose à voir. Et si, dans le meilleur des mondes, Le Dernier Testament était adapté par Christopher Nolan ou John Woo, je suis sûr que cela n'aurait rien à voir avec ce que j'ai écrit. Mais je serais le premier à aller voir le film!
N. - On a beaucoup parlé de tes goûts pour le cinéma et la musique. Pourrais-tu nous citer un film, une série télé et une chanson dont tu aurais aimé être l'auteur ou le créateur ?
P. L.R. - J’aurais aimé être l’auteur du scénario de La mort aux trousses, des dialogues de Reservoir Dog, de la mise en scène de Fight Club, des paroles de Déjeuner en paix, de la musique de Le bon, la brute et le truand ou de With or without you. J’ai d’ailleurs pris goût au travail de parolier en écrivant les lyrics du dernier album de O.C. Blues. Voir ses propres mots devenir une chanson, c’est aussi jouissif que de voir son scénario se transformer en film. Côté série, je suis moins féru. Les créateurs de Twin Peaks ou de Desperate Housewives ont quand même dû s’éclater.
N. - Pour terminer, peux-tu nous parler un peu des auteurs de thrillers ou de polars que tu aimes lire ?
P. L.R. - Il y a beaucoup moins d’écrivains que de cinéastes qui me passionnent. Question d’originalité et d’humilité peut-être, qui sont plus rares en littérature. En gros, j’aime Stephen King pour tout, Frédéric Dard pour ses romans noirs, Robert Ludlum pour sa trilogie sur Jason Bourne, Douglas Kennedy pour son Cul-de-sac, Jean-Christophe Grangé pour ses Rivières pourpres, Ayerdhal pour son Transparences. Parmi les derniers romans que j’ai lus, il y a Légendes de Robert Littell, A poil en civil de Jerry Stahl et Le bibliothécaire de Larry Beinhart qui valent le détour chez les Etrangers. Côté Français, il y a Hématome de Maud Mayeras qui n’est pas mal pour un premier roman, et surtout La colère des enfants déchus de Catherine Fradier qui écrit avec le flingue qu’elle a dû garder du temps où elle était flic.
N. - Merci beaucoup pour ta participation Philip !
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(1) Interview parue dans Phoenix Mag n°4.
Polars Pourpres, 2006