Incident à Twenty-Mile

(Incident at Twenty-Mile)

  1. Quand Lieder arrive en ville

    1898. Twenty-Mile est une bourgade perdue dans le Wyoming, peuplée d’une quinzaine d’âmes, et qui ne survit que grâce aux mouvements pendulaires hebdomadaires de plusieurs dizaines de mineurs travaillant à extraire de l’argent d’un gisement. Un jeune homme arrive, prénommé Matthew, et tente de se faire une place au sein de cette minuscule communauté, tandis que trois détenus viennent de s’évader de la prison d’Etat de Laramie, avec la ferme intention de rejoindre Twenty-Mile. Il y aura des morts à l’arrivée.

    Trevanian, l’auteur de La Sanction, L’Expert ou Shibumi, signait en 1998 ce western, le seul de sa bibliographie. D’entrée de jeu, on est saisi, à la gorge comme aux tripes, par la noirceur du récit, et l’on commence cet ouvrage crépusculaire avec la description des « grains de lune », ces prisonniers si particuliers, dont trois d’entre eux vont se faire la belle et rejoindre Twenty-Mile. L’écriture de Trevanian est remarquable : sombre, enténébrée, extraordinaire de densité et de maturité, laissant augurer du meilleur pour la suite. Au sein du village, dont on annonce déjà la fermeture de la mine qui constitue son unique source de revenus, les divers habitants sont décrits en quelques coups de plume, acérés, acides, et l’on voit déjà venir la tragédie finale, même si on en ignore la teneur et le déroulement exacts. Deux individus retiennent principalement l’attention : le jeune Matthew, visiblement brisé dans son enfance, prêt à tous les petits jobs pour réussir à joindre les deux bouts, promenant avec lui un tromblon biscornu en raison de sa taille et de son âge, et grand lecteur des aventures de « Ringo Kid », le héros récurrent de l’écrivain (fictif) Anthony Bradford Chumms. Parallèlement, Lieder, le chef du trio de malfrats qui débarque à Twenty-Mile, est un être d’une insondable malveillance : bel orateur, grand lecteur, il est rongé par une puissante haine raciste et nationaliste qui le pousse à des diatribes enfiévrées sur le sort de la patrie, l’invasion des migrants ou les roublardises des élites. C’est également un impuissant sexuel, un pur psychopathe et un manipulateur de première, stratège du crime et capable d’imaginer des plans assez douteux, tout en débitant des citations maltraitées de la Bible. Ici, pas de fusillades, de pétarades échevelées, ou de courses-poursuites à cheval : on est dans la noirceur dans ce qu’elle a de plus crue, ciselée comme une pierre précieuse. La tension va monter crescendo tandis que Lieder, Minus et Mon-P’tit-Bobby vont commencer à tyranniser la maigre population locale. Et le final s’effectue à toute allure, à la vitesse d’une volée de balles parfaitement chemisées : un épilogue sombre, où la psychologie l’emporte sur les effets purement pyrotechniques et visuels. D’ailleurs, les trente dernières pages de cet ouvrage expliquent sa genèse et le fait que nombre d’événements et de personnages sont réels.

    Un opus exemplaire, sombre comme ça n’est guère permis, où les quelques longueurs de l’entame sont rapidement balayées par la furie et la cruauté. Un roman spectaculaire, à sa façon, qui se paie en outre le luxe de devenir, en 1998, c’est-à-dire à une époque où le genre n’est plus vraiment à la mode, un jalon de la littérature consacrée aux westerns.

    /5