Blackwood

  1. L’Enfer vert

    Vingt ans après avoir vu son père se pendre, Colburn Evan est de retour dans la bourgade de Red Bluff, dans le Mississippi profond. Il a répondu à une petite annonce pour occuper un salon qu’il loue pour rien et s’adonne à l’art contemporain. La cité est depuis longtemps envahie par le kudzu, une plante grimpante qui phagocyte les lieux avec l’acharnement d’une marée verte. Tous ne voient pas d’un bon œil le retour du jeune homme, sauf Celia, la fille de la diseuse de bonne aventure que son défunt père consultait. La disparition de jumeaux risque de rouvrir des plaies encore mal cicatrisées.

    Après les très bons Une Pluie sans fin, Nulle part sur la terre et Le Pays des oubliés, Michael Farris Smith nous revient pour notre plus grand plaisir avec ce roman sombre et entêtant. Ce qui frappe l’esprit en premier, c’est sa prose : déstructurée, fracassant discours directs et indirects, désorganisant les dialogues et faisant écho aux démons qui tourmentent nos protagonistes ainsi que cette petite ville. Le livre, assez court, compile ce qui se fait de mieux dans le domaine : des personnages accidentés, aux trajectoires de vie brisées, déchirés par des passés abimés, et tâchant de vivre, voire de survivre, comme ils peuvent. L’inquiétante disparition de frères jumeaux viendra allumer la mèche de l’implosion tant attendue, tant redoutée. Michael Farris Smith décrit avec une immense économie de mots et d’effets les traumas, les ambiances lourdes, les carambolages entre des individus pour qui tout espoir semble impossible. Les scènes, pourtant courtes, peignant cet étrange couple de vagabonds accompagnés de leur fils tout aussi inquiétant, sont en soi de purs bijoux de noirceur. Les tensions vont aller en s’exacerbant, et l’épilogue, en deux temps, alterne la fièvre d’un dénouement inattendu et ténébreux, et une mort en approche qui remuera même les âmes les plus froides.

    Un ouvrage fort et mémorable, qui n’a nullement besoin d’accumuler les pages et chapitres pour soulever les cœurs et les tripes. Un récit puissant, peuplé de personnages tout ce qu’il y a de plus simples, dépouillés de toute espérance et d’aspiration au bonheur. Michael Farris Smith offre un sublime porte-voix à ces êtres oubliés par la félicité.

    /5