Les Corps brisés

  1. Les mystères de Chanteval

    Sarah Lemire est dans la pleine force de l’âge lorsque la voiture de rallye qu’elle pilote s’écrase sur le bas-côté. Elle y laisse la vie de son copilote et l’usage de ses jambes. Envoyée dans un centre de rééducation, elle tente, tant bien que mal, de se reconstruire, physiquement et mentalement. Mais la disparition inattendue de Clémence, sa voisine de chambre, la pousse progressivement dans les retranchements de la paranoïa : en ce lieu isolé, quelqu’un aurait-il kidnappé la malade ?

    Elsa Marpeau, qui a déjà signé, entre autres, Les Yeux des morts, Et ils oublieront la colère et Son autre mort, livrait ce roman en 2017. Un livre dont elle indique, d’entrée de jeu, qu’il est inspiré de l’affaire des « torturées d’Appoigny ». Et c’est tout la noirceur et la cruauté d’un terrible fait divers, certes romancé, qui s’étale progressivement sous les yeux du lecteur. L’écriture est remarquable, riche de lyrisme et de beauté, au point que l’on en vient, fréquemment, à relire certains passages tant ils sont poétiques et succulents. Sarah, pour qui la vitesse et la fusion avec son destrier mécanique, constituaient les seuls points de gravité, doit réapprendre à vivre, différente, handicapée, sans même pouvoir espérer recouvrer la moindre motricité des membres inférieurs. Elle va donc se confronter aux longues séances de kinésithérapie, avec un psychologue, ou cet étrange médecin que tout le monde surnomme « docteur Lune ». Dans le même temps, elle va cohabiter avec d’autres pensionnaires : brisés dans leurs chairs en raison d’accidents, combattant la maladie, rééduquant leurs organismes affaiblis par de terribles calamités. Une forme de fraternité des corps et des âmes va naître de cette proximité, au point que Sarah va rapidement s’inquiéter suite à la disparition de son amie Clémence. Fugue ? Enlèvement ? Des soupçons de kidnappings apparaissent dans l’esprit de la jeune femme en raison de cet endroit esseulé et anxiogène, et la suite ne fera que, malheureusement, lui donner raison. Les derniers chapitres sont à cet égard particulièrement durs, tendus, à la limite du dicible : avec des termes toujours choisis avec tact et empreints de charme, Elsa Marpeau va dépeindre l’envers du décor. Sordide, inhumain, nauséabond, abjectement mercantile et insensible. Un monde destructeur, disloqué, anomique, luciférien. Une onde de choc de mots et de maux traversera probablement le lecteur, lui vrillant âme et tripes, et le suspendant au fil des pages jusqu’à ce que la dernière d’entre elles ne soit tournée.

    Un roman d’une rare cruauté, sans jamais que cette férocité ne se fasse de manière gratuite ou voyeuriste. C’est tout autant un incroyable cri d’espoir et d’amour – puisqu’aucun de ces deux sentiments n’est totalement éclipsé du récit – qu’un hurlement primaire jaillissant de geôles anonymes et invisibles, comme savent, mille fois hélas, nous le rappeler les médias.

    /5