Et ils oublieront la colère

  1. Des plaies mal cicatrisées

    En 1944, Marianne Marceau court à travers la campagne de l’Yonne pour échapper à une meute furieuse. Son crime ? Avoir couché avec un soldat allemand. De nos jours, on retrouve le cadavre de Mehdi Azem, tué par balles, non loin de cette lointaine cavale. La victime, professeur d’histoire, était passionnée par la période de la Libération, et comptait écrire sur les dérives de l’épuration et la tonte des femmes suspectées de collaboration. Garance Calderon, capitaine de gendarmerie, mène l’enquête, sans se rendre compte que ces deux affaires sont intimement liées.

    Elsa Marpeau signe ici un roman d’une excellente tenue. L’intrigue, originale, met en relief un pan honteux de l’Histoire de France : les femmes tondues lors de la Libération, offertes à des foules hargneuses et vengeresses, parfois composées d’individus à l’héroïsme précipité et ayant tant de lâchetés à se faire pardonner. Un pari osé, risqué, qui pouvait déboucher sur des clichés en chapelets et des vérités premières sans intérêt. Le grand tour de force de l’écrivaine est justement de rejeter les poncifs, accordant aux uns et aux autres des fragments de justesse en cette époque particulièrement troublante et troublée. Dans le même temps, le récit policier est impressionnant d’intelligence et d’humanité. Tous les personnages sont vertigineux de crédibilité, avec leurs parts d’ombre et de lumière, leurs attitudes et leurs tempéraments. A cet égard, Garance Calderon est remarquable : une femme forte, mais dont l’investigation va la mener à affronter ses propres fantômes, comme cette mère prostituée qui s’est suicidée, et qui a été tondue par son grand-père quand, adolescente, elle a tenté une coloration approximative de sa chevelure afin de ne plus ressembler à sa génitrice. L’assassinat de Mehdi Azem va réveiller de vieilles rancœurs et ranimer des morts que tout le monde aurait bien voulu oublier. En outre, quelques rebondissements vers la fin achèvent d’en faire un modèle du genre.

    Elsa Marpeau, auteure chevronnée, livre un opus d’une incroyable densité humaine et historique, sans jamais tomber dans le guet-apens de la facilité ou de la partialité. Un roman qui séduit puis hypnotise, tant par l’excellence de sa plume que l’originalité de son propos, avant de désarçonner par une telle percussion de noirceur. Un grand moment de littérature, tout simplement.

    /5