Les Quatre coins de la nuit

(Four Corners of Night)

  1. La balade de Tamara et de Jamie

    Coéquipiers, les policiers Bank Arbaugh et Mack Steiner reçoivent un appel : une gamine de douze ans, Tamara Shipley, a disparu. Un simple fait divers, une affaire de plus dont il faut s’occuper. Sauf que cette histoire fait douloureusement écho à une autre : Jamie, la fille que Bank a adoptée alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, a également disparu sept années auparavant. Commence alors le douloureux – et si noir – récit d’une amitié sans pareille autant que d’une tragédie.

    En 1998, Craig Holden nous offrait, comme on fait don d’un présent d’une extrême valeur, ce roman d’une rare noirceur. Rédigé à la première personne et nous proposant le point de vue de Mack Steiner, on plonge graduellement dans un récit lourd, poisseux, remarquablement écrit, et dont on sent que les plaies de cette nouvelle éclipse d’un enfant vont déchirer des cicatrices encore plus anciennes. Deux personnalités se manifestent clairement : Mack et Bank, mais c’est clairement ce dernier qui sidère par sa complexité et sa profondeur. Si tous les deux se sont connus enfants et ne se sont guère quittés depuis, ce colosse se hisse au premier plan de l’intrigue. Orphelin, physiquement impressionnant, gouailleur, policier de terrain sillonnant le bitume et raflant des filets saturés de suspects, c’est également un homme de cœur, capable d’une incroyable empathie avec les familles des victimes qui se confient à lui comme elles le feraient avec un proche voire un homme d’église. Craig Holden a construit une intrigue d’une exceptionnelle densité, forte et sombre, prenant le temps de décrire les passés de ses protagonistes, leur donnant de la chair, des sentiments, et une âme. Dialogues au cordeau, psychologies ardentes, tous ces êtres d’encre palpitent en profondeur. C’est aussi une puissante narration de cette ville – anonyme – de l’Ohio, de la nuit ainsi que de la faune qui la peuple, et des services de police ici décrits qui passent par des changements et refontes multiples – parfois absurdes. Et il y a cette révélation, gluante, asphyxiante, nuisible, l’ultime gorgée de poison après tant de ténèbres. Impossible d’en dire plus sans rien divulguer, mais ce rebondissement, assorti de quelques autres épisodes d’une humanité singulière, achèvent ce roman noir autant qu’ils le portent assurément parmi les meilleurs du genre. On n’oubliera pas de sitôt l’épisode où Bank, au péril de sa vie, pénètre dans un véhicule en feu pour en sauver le conducteur, un petit malfrat, ni ce dénouement de l’histoire qui nous hantera encore longtemps.

    Avec ces Quatre Coins de la nuit, Craig Holden nous a ouvert l’une des fenêtres les plus palpitantes et mémorables sur l’obscurité de l’âme humaine autant que sur ses contradictions primitives. Quelque part entre James Ellroy et Dennis Lehane, une œuvre d’une incroyable force de percussion.

    /5