El Marco Modérateur

3219 votes

  • Le Projet Hakana

    Marin Ledun

    9/10 Parce que la Terre est devenue invivable en 2175, une expérience projette des individus – dont beaucoup d’adolescentes – aux îles Marquises, presque six siècles en arrière, afin d’y tester les lieux. Il s’agit de mener des expériences pour s’assurer que des personnes capables à leur tour de voyager dans le temps et munis d’un solide compte bancaire pourront y vivre dans de meilleures conditions et échapper à ce que leur réserve l’avenir. Sauf que parmi ces pèlerins du futur, il y a Rim, une ado qui n’est pas décidée à revenir à son époque, ce qui irrite hautement les meneurs de ce projet. Et si, malgré son jeune âge, elle devenait une égérie de la lutte contre la colonisation ?

    On connaît déjà le puissant talent de Marin Ledun, qu’il s’exprime dans des romans à destination des adultes (Modus operandi, Marketing viral, Les Visages écrasés ou L’Homme qui a vu l’homme) ou d’un public plus adolescent (Luz, Interception ou Un Cri dans la forêt) pour ne citer qu’eux, et voilà qu’il nous revient avec cet ouvrage jeunesse. D’entrée de jeu, l’originalité du scénario intrigue et les premiers chapitres séduisent : on y découvre cette expédition temporelle dont l’un des membres, Rim, est enceinte de huit mois et dont le père est Moana, un Marquisien. Elle s’est rapidement éprise de lui tout en se rendant compte que ce projet Hatana porte les germes d’une nouvelle catastrophe humaine, presque civilisationnelle, comme si l’Histoire s’apprêtait à répéter les erreurs qu’elle a déjà commises : les îles Marquises vont-elles devenir encore une fois un butin que des nantis pourront piller à leur guise ? Son peuple devra-t-il subir les assauts de l’Occident tout-puissant, être pillé puis soumis au cours d’une nouvelle colonisation ? Et s’il était possible de rejouer le cours des événements du XVIe siècle, est-ce que cela ne vaudrait pas la peine de tenter de préserver ce territoire idyllique ? En auteur militant et engagé, Marin Ledun nous offre une véritable bulle de fraîcheur, d’espérance et d’optimisme en l’espèce humaine sans pour autant fermer les yeux sur ses errances et ses méfaits, et se fait lanceur d’alerte. Préoccupation écologique, refus de la cupidité, rejet d’un monde cloisonné entre riches et pauvres, dénonciation des velléités expansionnistes et impérialistes, l’écrivain parvient à mêler ces divers sujets dans cette histoire forte et palpitante, très bien menée et habilement entrecoupée d’extraits d’interrogatoires de celles et ceux qui ont côtoyé Rim. Et le final fait retentir – avec certes de la candeur, mais c’est bien cette perspective humaniste qu’il s’agit de nourrir – ce souhait de rédemption culturelle, avec l’acceptation d’autrui et la possibilité que oui, un autre monde est bel et bien possible.

    Un ouvrage détonant, jouant adroitement sur les paradoxes temporels et la célébration du libre arbitre des populations. Marin Ledun démontre avec maestria que les livres destinés à la jeunesse peuvent être porteurs de message vibrants et intemporels puisque ce sont bien les générations actuelles ou à venir qui sont les dépositaires de l’avenir d’une planète que nous leur avons léguée dans un état guère brillant.

    08/03/2023 à 06:47 9

  • Mange tes morts

    Jack Heath

    9/10 Timothy Blake est un homme à part. Trentenaire, toujours fauché, il est consultant pour le FBI. En échange de ses talents extraordinaires d’observation et de décryptage des êtres humains, il a le droit de récupérer des condamnés à mort juste après la soi-disant exécution pour pouvoir les manger. Chacun son vice. Quand le jeune Cameron Hall disparaît, Luzhin, chef du Bureau et avec qui il a noué ce pacte immonde, lui demande de l’aider. Mais rien ne dit que Timothy ne va pas à son tour se faire croquer.

    Ce roman détonne, c’est le moins que l’on puisse dire. Immédiatement, le personnage de Timothy Blake intrigue puis envoûte. C’est un remarquable analyste de l’âme humaine en plus d’un observateur de génie, au point que ses déductions ressemblent parfois à celles de Sherlock Holmes. Mais l’habileté de l’auteur, Jack Heath, ne s’arrête pas là. En plus de ses qualités nécessaires aux forces de police, Timothy est également un cannibale. Il conserve les corps découpés dans le frigo et les sort à chaque fringale. Souvent, il va d’ailleurs récupérer lui-même le condamné à mort au sortir de la fausse exécution. Un personnage complexe, en vérité : ses parents ont été tués lorsqu’il n’avait qu’un an, il a ensuite été souffre-douleur dans un orphelinat, puis a passé plusieurs années dans la rue avant de trouver sa voie, lors d’une rencontre fâcheuse avec celui qui allait, par la suite, détenir un poste-clef au FBI. Timothy vit en colocation avec un type presque plus barré que lui, dealer et toxicomane, trompe ses moments d’ennui en résolvant des énigmes, et cherche surtout à échapper à sa propre avidité de viande humaine. Dit comme cela, un tel scénario ressemble à du grand-guignol. Il n’en est rien. La plume de Jack Heath est absolument remarquable d’intelligence, de malice, de noirceur, voire d’humour et d’ironie. Quelque part entre le Dexter de Jeff Lindsay et le Hannibal Lecter de Thomas Harris, avec un soupçon de Dr House version anthropophage. Un cocktail détonnant qui séduit. L’intrigue est également bien charpentée : au fur et à mesure des chapitres – tous introduits par de courtes énigmes faciles mais addictives, l’histoire prend de l’ampleur, les rebondissements s’accumulent, et le récit prend à de nombreuses reprises des voies inattendues. L’ultime chapitre est d’ailleurs un modèle de cliffhanger : on ne peut qu’avoir hâte de connaître la décision de notre si cher ogre consultant.

    Un ouvrage hautement improbable, aussi exquis que ne l’est la chair humaine pour Timothy Blake. C’est original. C’est efficace. C’est drôle. C’est violent. C’est perturbant. C’est jouissif. Bref, c’est tout bonnement génial.

    12/09/2018 à 17:30 9

  • Manhattan chaos

    Michaël Mention

    7/10 New York, 13 juillet 1977. Un black-out s’abat sur la ville, la plongeant dans les ténèbres. Parce qu’il a fiévreusement besoin d’un shoot, Miles Davis, reclus dans son appartement depuis très longtemps, doit maintenant en sortir pour aller chercher sa dope. A l’extérieur, il va vivre une nuit d’anthologie.

    Avec sa bibliographie qui n’a cessé de croître depuis 2008, Michaël Mention continue de séduire. Ce qui frappe, au-delà de ses qualités d’écriture et son imagination, c’est, entre autres, la variété des sujets abordés : un sous-marin pendant la Seconde Guerre mondiale dans Unter Blechkoller, le mythique match de football entre la France et la RFA le 8 juillet 1982 dans Jeudi noir, un patelin paumé de l’Australie dans Bienvenue à Cotton's Warwick, etc. Ici, il s’attaque à quelque chose d’encore très différent : Miles Davis plongé dans la furie d’une gigantesque coupure d’électricité à New York. On y retrouve le style si particulier de l’écrivain, celui qui transparaissait déjà dans ses premiers ouvrages, comme La Voix secrète et Maison fondée en 1959 : écriture hachée, mots qui claquent, déconstruction de la syntaxe. Un véritable feu d’artifice dans la forme, qui n’en finit pas de surprendre et, dans le même temps, de captiver. Miles Davis est un personnage particulièrement intéressant : musicien de génie, d’une exigence monstrueuse avec lui-même, il a fini par ne plus toucher à sa trompette pour vivre comme un ermite, comme un indigent, dans son luxueux appartement new-yorkais. Vrillé par la drogue et les abus, il va néanmoins devoir sortir de chez lui pour aller s’acheter sa dose. Et c’est le début d’une nuit furieuse. A la rencontre de personnages interlopes, depuis les dealers jusqu’aux rescapés du black-out, en passant par des êtres réels, comme Juliette Gréco, des membres des Black Panthers ou du Ku Klux Klan, le tueur en série surnommé « Fils de Sam » (que l’auteur a déjà étudié dans son documentaire Fils de Sam), ou encore des soldats de la Guerre de Sécession… Car Michaël Mention secoue son protagoniste au point de le faire changer d’époque et de le confronter aux pires démons des Etats-Unis, comme le racisme et la misère. Des voyages spatio-temporels détonants, tonitruants, qui sidèrent, mais n’en sont pas moins parfaitement maîtrisés.

    Au final, ce sont deux cents pages de pur délire, destroy à l’image de Miles Davis qui voulait détruire le jazz et l’enterrer pour mieux créer son propre sillon, sa musique intime, toucher la perfection du son et du rythme. Une nuit d’ivresse qui nous fait toucher du doigt les fantômes de Miles Davis (avec la présence énigmatique de ce John, dans une relation presque faustienne) comme ceux de la société américaine. Ce ne sera probablement pas l’ouvrage le plus consensuel de Michaël Mention en raison de son sujet et de ses choix narratifs, mais la magie opère, une fois encore, et on est emporté dans cette longue nuit d’ivresse et de ténèbres. De la littérature noire mâtinée de blanche, toutes deux ponctuées de notes bleues.

    24/04/2019 à 18:02 9

  • Mexicana – Tome 1

    Mars, Matz, Gilles Mezzomo

    7/10 Emmett Gardner est garde-frontière et il revient d’une opération quand il reçoit un coup de téléphone : son fils Kyle vient d’être arrêté. Il s’est mis dans un pétrin pas possible en devant assassiner Ricardo Cabrera, un trafiquant de drogue rival du gang pour lequel il travaille. Pour le sortir d’affaire, Emmett tue Cabrera avant d’apprendre qu’il était en réalité un agent des stups infiltré.
    Une entame classique mais diablement efficace et prenante, et qui s’achève par notre héros kidnappé et dans le repaire du narcotrafiquant. Vraiment bon.

    16/12/2023 à 08:05 3

  • Rêver

    Franck Thilliez

    9/10 J’ai été transporté du début à la fin par cet opus. Une intrigue – ou plus exactement, deux intrigues – qui se côtoient, se superposent puis s’enchevêtrent dans les ultimes chapitres. Une histoire sacrément étudiée par Franck Thilliez (les rêves, les troubles du sommeil, etc.), servie par une langue certes simple, mais qui sert la cadence du récit plutôt que le desservir par des formulations ampoulées de mauvais aloi. Ce qui me sidère, c’est que ce livre est constituée d’une pléiade de moments, d’événements ou de personnages, dont chacun est en soi une graine, une piste pour un ouvrage indépendant : depuis l’histoire de l’écrivain jusqu’à cette vengeance terrifiante, de ce Freddy à l’accident de voiture, de la narcolepsie d’Abigaël à cet étrange livre « La quatrième porte » … Finalement, le seul reproche que je pourrais trouver à ce roman, c’est presque cet excès d’histoires et de complexités : l’auteur, brillantissime, conserve sa ligne directrice, son point d’arrivée et son cheminement littéraire comme chronologique, mais l’accumulation de situations incroyables, de protagonistes atypiques et de procédés parfois vus ailleurs (il y a du Harlan Coben dans le chapitre 83, je trouve, sans parler du film « Memento ») m’a parfois fait tiquer. Néanmoins, pour résumer mon sentiment au sortir de ce bouquin, je reprendrai volontiers deux titres de Franck Thilliez, juste pour leur valeur et leur sens : « Puzzle » et « Vertige ».

    04/02/2018 à 18:24 9

  • Sanction

    Pierre Tré-Hardy

    9/10 Tout commence par un meurtre : Frederic Mayers, un homme au-dessus de tout soupçon, jette Jeremy Haskins sous les cinquante tonnes d’un métro. D’autres événements se produisent : un journaliste qui s’en va à la rencontre d’un autiste, un prix Nobel que l’on s’apprête à décerner, une expérimentation pour conquérir le centre de la Terre… Quand ce puzzle se formera finalement, il se peut que ça soit l’avenir de l’humanité qui soit en jeu.

    Lorsque naît une maison d’édition et que l’on vous propose l’un de ses romans, c’est la fébrilité qui l’emporte. Découvrir un nouvel auteur, un nouvel ouvrage, une nouvelle écurie littéraire : de potentielles belles découvertes. A réception du livre, vos yeux finissent par tomber sur la quatrième de couverture. « Un thriller haletant ». « Après Sanction, vous ne regarderez plus le monde de la même façon ». « [L’auteur] a eu la chance de vivre chez Jacques Brel […], recevant aussitôt le soutien de Jean Anouilh. » Ben voyons : vous verrez qu’un de ces quatre, Stéphane Bourgoin viendra nous dire que finalement, il n’a jamais été le voisin de Stephen King. Et puis, assez sceptique, vous entamez la lecture dudit opus. Et là, alors que vous étiez peut-être dubitatif quant à de tels dithyrambes et autres détails personnels quant à l’auteur, Pierre Tré-Hardy, la magie se met à opérer. Des chapitres courts, n’excédant que rarement trois pages. Une plume magnifique, belle, peignant adroitement sentiments, décors et pensées. Un écheveau de personnages, pour un roman presque choral, apparaissant les uns après les autres sans que l’on sache quels rapports ils nourrissent entre eux : un quidam qui en tue un autre, un policier au verbe haut et à l’intelligence supérieure, des scientifiques que l’on traque, un nabab des hautes technologies, un autiste visiblement Asperger particulièrement talentueux en mathématiques et autres sciences, un Tibétain, etc. On en vient, parfois, à se demander où Pierre Tré-Hardy veut en venir, mais peu importe : on se laisse volontiers emporter par son style si élégant et le mystère qui enveloppe ses protagonistes. Et l’énigme se prolonge encore, avec des notions – habilement vulgarisées pour n’en garder que la substantifique moelle – comme la fusion des métaux, la mécanique quantique, l’évolution des espèces, la surpopulation, les crises mondiales, la téléportation, etc. Et, graduellement, comme on grimpe les marches d’un escalier enténébré pour parvenir à l’ultime lumière, tout prend sens. L’écrivain nous offre alors une belle leçon, tant littéraire que morale, sur notre avenir et notre lourde empreinte sur un univers fragile. Dit comme ça, cela équivaut sans mal aux éloges que nous relevions précédemment, sauf que ceux-ci sont objectifs et sincères. Pierre Tré-Hardy nous a livré un ouvrage de très grande qualité, sans jamais tomber dans les poncifs hollywoodiens du genre, sans courses-poursuites stériles et autres effets faciles.

    Une triple découverte : un livre mémorable et brillant, un auteur dont on découvre les premiers pas dans le genre romanesque, et une maison d’édition que l’on espère pérenne. Un final en plusieurs temps, tous habiles et finement trouvés, pour conclure de la plus belle des manières une histoire qui échappe à toutes les étiquettes. Cela se passe dans un avenir proche mais ce n’est pas un livre fantastique. Il ressemble à un techno-thriller mais n’en est pas un. Il a les atours de la littérature blanche sans pour autant faire partie de ce genre. On y trouve des énigmes mais ce n’est pas un whodunit. Il y a du suspense et une dose d’aventure sans contenir les typicités de ces deux types de proses. Qu’est-ce que c’est, alors ? Un excellent livre, tout simplement.

    13/08/2020 à 23:17 9

  • Une Assemblée de chacals

    S. Craig Zahler

    9/10 1888, dans le Montana. Le dénommé Jim va se marier. Ce que tout le monde ignore, c’est qu’il a été, dans une vie antérieure, membre d’une bande de criminels appelés le « Gang du grand boxeur ». Les trois autres anciens acolytes sont d’ailleurs invités à participer à cette grande fête. Mais un télégramme a informé Jim qu’il va y avoir un autre invité à la célébration. Un spectre issu de leur passé commun. Et qui va les obliger à déterrer leurs armes et faire parler la poudre.

    Voilà un western que l’on n’est pas près d’oublier. Craig S. Zahler livre un ouvrage d’une puissance et d’une férocité inégalées. Le prologue met d’ailleurs immédiatement dans l’ambiance, ou comment les jumeaux en viennent à avoir un échange pour le moins musclé avec un couple, avant que n’arrive la silhouette inquiétante de leur mentor. Car ce livre est saturé de démons devenus hommes. Nous avons bien entendu ces deux frères, dont l’un a perdu l’usage de la parole lors d’un événement atroce, mais également Quinlan, le chef de meute, victime d’Indiens et dont le physique est hallucinant et ce Français qui, sous ses atours agréables, dissimule un pervers de la mutilation. Dans le même temps, nos quatre cowboys (Jim, Oswell, Godfrey et Dick) sont remarquables, en anciens monstres ayant réussi à se débarrasser de leurs obsessions criminelles pour devenir d’honnêtes citoyens. Comme pour les personnages du film Impitoyable de Clint Eastwood, se posent de bien intéressantes et pertinentes questions quant à l’innocence et la culpabilité, la prescription et le rachat, la rédemption et la déchéance. Craig S. Zahler, avec son écriture fascinante, nous offre également des scènes d’anthologie, comme la séquestration de la population dans l’église, la scène de torture de Dicky, ou le sort de Quinlan lorsqu’il a été le jouet des Indiens Appanuqis.

    Un rythme trépidant pour ce western magistral, remarquable d’humanité et de sauvagerie. Une vision à la fois brulante et glaçante du Far West, peuplée de personnages en proie aux pires contradictions. Avec de telles qualités émotionnelles et visuelles, on se demande même pourquoi ce livre n’a pas encore été adapté sur grand écran. En attendant, on ne pourra que se ruer sur les autres romans de l’auteur, à savoir Les Spectres de la terre brisée et Exécutions à Victory.

    18/05/2020 à 18:16 9

  • Adèle et la Bête

    Jacques Tardi

    8/10 Une histoire très originale, inaugurant les enquêtes d’Adèle Blanc-sec, où se mêlent contexte historique, dinosaure sur le retour, rebondissements multiples et pouvoirs inexpliqués. Les dessins si typiques de Tardi servent bien l’histoire, mais je trouve que certaines explications, rebondissements et explications viennent parfois trop en cascade.

    05/04/2016 à 09:03 4

  • Au Nom du Bien

    Jake Hinkson

    9/10 Comté de Van Buren. Le pasteur Richard Weatherford est un homme respecté de tous ses paroissiens et de sa famille. Aussi, quand Gary Doane le fait chanter en échange de l’amnésie du jeune homme pour un ancien plaisir de la chair avec le révérend, ce dernier imagine déjà sa réputation démolie s’il ne lui donne pas les trente mille dollars attendus. Mais il y a des engrenages, inattendus et mortels, auxquels nul homme ne peut échapper, même un homme de Dieu.

    Après L’Enfer de Church Street, L’Homme posthume et Sans lendemain, voilà le quatrième ouvrage traduit en France de Jake Hinkson. Un roman qui surprend déjà par sa structure : chaque chapitre, narré à la première personne, permet d’avoir le point de vue de l’un des protagonistes. Et ils sont nombreux et croustillants. Le pasteur, bien évidemment, qui aura cédé au péché du sexe et s’en mord à présent les doigts, perclus de contradictions, et capable des pires atrocités pour l’abrogation de son errance charnelle. Son épouse, Penny, qui doute de la réalité de son union avec Richard, malgré les apparences qu’ils s’emploient à sauver. Gary, jeune homme sur le fil du rasoir. Sa copine, Sarabeth Simmons, qui a une étiquette sur laquelle est écrit « fille facile » dans le dos alors qu’elle est probablement plus vertueuse que nombre des ouailles du comté. Brian Harten, sans-le-sou, et qui aimerait bien pouvoir lancer un commerce de spiritueux dans le coin, même si les esprits et la loi n’y sont pas encore prêts (notez le titre original du livre : Dry County). Et il y a également Tommy Weller, ancienne gloire locale du baseball, propriétaire de plusieurs commerces, beau-père de Sarabeth et à la l’arrogance si ample qu’il a fait ériger une statue à son effigie. Des personnages crus, troubles, très crédibles, qui vont être entraînés dans un curieux et létal manège. Des interactions remarquables, pertinentes, sur fond de chantages, d’intimidations, d’appâts du gain, de rédemptions et d’amours incertaines, et tous ces pions vont être mus par une terrible mécanique scénaristique qui n’en laissera aucun indemne. Il y a du venin dans les mots de Jake Hinkson, de l’acide, et il se plaît à narrer les duplicités d’une population aux allures innocentes, bienveillantes et justes, alors qu’y sont enkystés tant d’idées pécheresses, élans coupables et autres rancœurs fétides. Et c’est justement là que la plume de l’auteur se commue en scalpel pour mettre à jour ces tumeurs perfides. C’est comme si l’auteur avait déposé un fallacieux vernis de probité au-dessus de sentiments décomposés avant de briser cet enduit à coups de marteau pour en laisser s’échapper les remugles nauséabonds, à moins que cette couche ne se soit fracturée d’elle-même en raison des forces maléfiques à l’œuvre, tapies en deçà de ces apparences trompeuses.

    Un style sobre et direct, sans la moindre fioriture, au service d’une histoire si noire qu’il eût été vain de vouloir l’embellir. Une réussite littéraire de la part de Jake Hinkson, en plus d’apporter un éclairage mordant sur les faux-semblants de toute société.

    22/09/2019 à 08:43 8

  • Backhome tome 1

    Toni Caballero, Sergio Hernandez

    8/10 Woscastle. Adam Harper et sa grande sœur Ann voyagent en train. Des années plus tard, Ann revient sur place, se retrouve confrontée à des créatures inquiétantes avant d’être exfiltrée par des militaires puis placée en prison. Décidément, quelque chose ne tourne pas rond dans cette ville fantôme.
    Un manga écrit et dessiné par des Espagnols ? Pourquoi pas, et c’est cette particularité qui m’a conduit à me lancer dans cette lecture, que je ne regrette absolument pas. Graphisme particulièrement réussi, récit nerveux, ambiances lourdes d’angoisse parfaitement rendues, passé habilement restitué par courtes analepses, un capitaine qui cache de douloureux secrets, de judicieux flous et retours des couleurs… C’est vraiment très bon !

    05/12/2023 à 18:48 4

  • Ballade au Texas

    Steve Dillon, Garth Ennis

    6/10 Jesse Custer est un jeune révérend qui officie dans un patelin paumé du Texas. Par le passé, une étrange force a pénétré là où il communiait avec ses fidèles et les a tous tués. Mais une entité appelée Génésis vient de s’échapper des cieux, et avec elle la promesse d’un sacré chaos. Une BD très étrange, constituée de trajectoires brisées et de flashbacks pour ce qui est de la narration, avec des personnages assez fêlés (notamment Cassidy et Tulip), un shérif à l’ancienne dont le gamin a eu le visage ruiné par une tentative de suicide par arme à feu, etc. Pas mal de sang et de mysticisme, mais je n’ai pas été plus emballé que ça : un peu trop bavard, un peu trop capillotracté, pas assez noir.

    12/05/2020 à 08:53 4

  • Blood & Sugar

    Laura Shepherd-Robinson

    9/10 Juin 1781. Sur les docks de Deptford, on retrouve le cadavre pendu de Tad Harcher, ardent défenseur de la cause abolitionniste. Son corps a été martyrisé et marqué au fer rouge, comme du bétail, comme un esclave. Sa sœur va alors trouver Harry Corsham, vétéran de la Guerre d’indépendance des Etats-Unis et versé en politique. Corsham va tenter de comprendre ce qui a mené Tad à sa perte, quitte à remonter vers d’atroces pans du passé.

    Ce premier ouvrage de Laura Shepherd-Robinson saisit dès les premiers instants. Sombre, âpre, tourmentée, son écriture fait amplement écho aux tragédies que l’écrivaine va brosser. Ayant réuni un abondant socle de documentation, l’auteure nous fait basculer sans le moindre mal dans cette Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, largement acquise à la cause de l’esclavagisme, même si des remous antagonistes à la traite négrière se font entendre. Dans le même temps, elle nous décrit avec brio la crasse, la corruption, les trafics, la prostitution et les vicissitudes de Deptford qui s’opposent avec d’autant plus d’éclat à Greenwich et à ses oligarques. L’intrigue est un pur bijou : si l’histoire autour de ce navire « L’Ange noir » et ses trois cents trois esclaves sacrifiés est fictive, elle s’inspire directement du massacre du Zong. C’est épouvanté, même si l’on connaissait déjà l’asservissement d’êtres humains et leur statut de simple marchandise, que l’on replonge dans cette époque dégagée de la plus élémentaire des empathies pour ces malheureux. Mais Laura Shepherd-Robinson va au-delà de cela, puisque son histoire réserve encore bien des rebondissements, et son récit va se montrer bien moins attendu que prévu, voire dédaléen, puisque chacun des personnages dépeints dans son roman possède sa part d’ombre et de potentiels motifs de s’en prendre à Tad, d’autant que d’autres homicides, particulièrement ignobles, vont jalonner l’investigation de Corsham. Les ignominies, lâchetés et autres vengeances afflueront, des sévices sexuels à la pédophilie en passant par l’homophobie. Corsham, en enquêteur improvisé, blessé à la jambe de la bataille de Saratoga, s’y révèlera fort pugnace, parfois accompagné du fantôme de Tad qui l’a aimé et continue de lui parler.

    Quoi de plus adéquat, pour parler du commerce du bois d’ébène – expression soi-disant bienséante pour désigner la traite négrière – qu’un roman noir ? Laura Shepherd-Robinson s’impose en un seul ouvrage par la férocité de sa plume et la complexité de son intrigue, servant avec brio son aspect policier comme le devoir de mémoire qui l’accompagne.

    13/04/2022 à 08:04 8

  • Dans la gueule de l'ours

    James A. McLaughlin

    8/10 En des temps pas si anciens, Rick Morton a œuvré pour un cartel de la drogue avant d’être piégé, d’assassiner le frère de l’un de ses pontes et de devoir se bâtir une nouvelle vie. Désormais, il se fait appeler Rice Moore et œuvre en tant que gardien de la réserve de Turk Mountain, en Virginie. Son quotidien, c’est principalement l’entretien de ruches et la surveillance des alentours, avec une nature sublime où gambadent des ours sauvages. Mais la découverte du cadavre de l’un de ces carnivores vient bouleverser son quotidien. Il se pourrait même que Rick Morton, son passé et ses compétences, en viennent à resurgir.

    Ce premier roman de James A. McLaughlin est une véritable réussite. Le lecteur est aussitôt saisi par la qualité de l’écriture, le style et l’apparente nonchalance du récit. L’auteur se plaît à nous conter les magnifiques panoramas des Appalaches, où Rice Moore vie en quasi autarcie, à part quelques bières éclusées au village voisin. Lentement, les rouages de la dégringolade se mettent en mouvement. Un cadavre d’ursidé – certains acheteurs étant particulièrement friands des pattes et des vésicules de ces animaux, un gang de bikers, des soupçons appuyés de trafics, des frères – les Stiller – qui sont à la fois bêtes et dangereux, et ce que Rice pensait éteint va se réveiller. On trouve dans ce bien bel opus une quantité de personnages profonds et d’une belle humanité, comme Sara Birkeland, une scientifique qui avait occupé le poste de notre héros avant d’être battue et violée par des inconnus, ou encore Dempsey Boger, en partie indien, qui vont venir en aide à Rice. L’intrigue construite par James A. McLaughlin est, somme toute, assez classique, mais elle maintient l’attention sans la moindre difficulté d’un bout à l’autre. Certains passages s’avèrent très forts, comme lorsque Rice, vêtu d’un ghillie de fortune, en vient à délaisser sa mue d’homme du vingt-et-unième siècle pour endosser l’identité d’un chasseur : un être se fondant parfaitement dans la nature, doté d’armes antédiluviennes mais diablement efficaces, autant un traqueur d’animaux que d’humains. Et c’est peut-être précisément lors de ces instants de grâce que James A. McLaughlin est encore le meilleur : il porte son personnage sur le seuil de la folie et de la schizophrénie, l’estomac vide et l’esprit en feu, parfois sujet à des hallucinations, au point que « Rice pressentit que son esprit battait de nouveau la campagne » en quête d’un adversaire à sa hauteur en la personne d’Alan Mirra.

    Un roman noir singulièrement séduisant, où James A. McLaughlin nous dépeint un écosystème à la fois mirifique et indompté dans lequel se débat un Rick Morton/Rice Moore qui brise la convention des protagonistes indestructibles. Un pur régal.

    12/01/2022 à 07:06 8

  • Demokratia tome 1

    Motoro Mase

    8/10 « Une application efficace du principe de majorité via un réseau » : ce qui ne devait être au départ qu’un programme pour, au mieux, un jeu, va prendre la forme d’une androïde, Mai Tokunaga, parfois appelée « Fuyu ». Sauf que Taku et Hisashi qui ont œuvré en secret pour qu’elle existe ne se rendent pas encore compte que leur créature – et le concept qu’elle matérialise – va complètement leur échapper. Une esthétique très léchée et réussie pour un scénario pertinent et intelligent, avec de bien belles réflexions sur le collectif, la portée du vote, l’intrusion des réseaux sociaux, etc. Le cliffhanger final avec la prise d’otage à l’aide d’un couteau, injecte un suspense inattendu. Je serai très probablement au rendez-vous des tomes suivants.

    30/10/2023 à 23:32 4

  • Denjin N tome 2

    Kazu Inabe, Yuu Kuraishi

    9/10 Après avoir pris le contrôle de tout ce qui est électrique et numérique, Nasu, devenu « électrhumain », continue son jeu de massacre. « Il se passe quelque chose de grave dans cette ville… », dit l’un des protagonistes : doux euphémisme à mesure que les corps tombent. Misaki Tanzaki demeure l’obsession de ce tueur en série d’un genre nouveau. Un graphisme excellent servant un scénario de tout premier ordre, avec beaucoup de scènes hautement cinématographiques et très réussies (cf. l’assaut de la police et la prise de contrôle meurtrière de leur hélicoptère ou la prise d’otage de la jeune chanteuse pour forcer le prédateur numérique à se montrer et dont plusieurs épisodes sont sacrément inattendus, par exemple). Une véritable réussite pour une série hautement addictive dont le souffle demeure pour le moment intact. Vivement la suite !

    30/10/2023 à 23:34 4

  • Détective Conan Tome 1

    Gosho Aoyama

    7/10 Habituellement peu réceptif au phénomène manga, j’ai pris celui-ci pour (me) tester, et j’ai bien aimé. L’univers de la littérature policière et de la BD japonaise s’y marient très bien. L’humour et les traits volontairement gamins passent facilement, l’univers de ce Détective Conan commence à naître, et les diverses affaires rencontrées, sans jamais bouleverser le genre ni le révolutionner, sont résolues avec suffisamment de malice pour donner envie de connaître la suite.

    18/07/2015 à 09:11 4

  • Enfermé.e

    Jacques Saussey

    9/10 Virginie naît garçon. Un trauma pour cet être qui ne parvient pas à s’assumer avec son pénis et ce que sa famille attend de lui. Alors elle va tout faire pour faire refluer cette identité sexuelle qu’elle n’a jamais désirée, quitte à devenir le jouet de monstres qui ne peuvent supporter un individu si différent d’eux.

    Voilà un roman monstrueux, boulet de canon littéraire qui ne ressemble à aucun autre et qui broie les tripes. Le postulat de départ est, en soi, déconcertant : ou comment un jeune garçon, ébranlé par un sexe défini arbitrairement par la Nature, en vient à choisir, selon son libre arbitre, de s’orienter vers une enveloppe charnelle féminine. Sur trois époques, ce livre sidère d’un bout à l’autre. L’enfance du môme, déjà brutalisée par les jugements péremptoires d’un père peu compréhensif, et surtout démuni face à la spécificité de son fils, et surtout par ses camarades de classe, véritable meute sauvage. Puis vient la prison suite à un cambriolage qui tourne mal, et les horreurs que va subir Virginie dans sa geôle : les moqueries, les viols, individuels ou collectifs, les actes de violences, les humiliations, à la limite de l’indicible. Et enfin ce poste au sein du Centre, auprès de personnes âgées, plus un mouroir où, là encore, son corps fera autant fantasmer que provoquer le dégoût. Des scènes puissantes, enragées, où le glacial alterne avec le magmatique, à ne pas mettre entre toutes les mains. Jacques Saussey ne verse pas dans la férocité gratuite, ni dans le voyeurisme de mauvais aloi : il lâche juste sa protagoniste, inspirée de l’histoire véridique de sa nièce Aurore comme il l’explique dans sa postface, dans la jungle humaine. Celle qui observe, juge et punit, dès lors que la proie, le bouc-émissaire, l’être atypique ou discordant, au sein d’une soi-disant communauté homogène des âmes, en vient à dérouter les défenseurs zélés d’une morale douteuse. Des mots forts, acides, épinglant des maux insondables, puisque Virginie se trouve verrouillée dans un corps et une identité sexuelle qu’elle n’a jamais désirés. Et il y a ces ultimes chapitres, ardents, bestiaux, où la victime devient prédatrice pour venger le calvaire et la mort d’une amie, elle aussi victime des souillures humaines.

    Un roman farouche, indéniablement original, et clivant, tout autant en raison du sujet choisi que de son traitement, sidérant de cruauté. Et si des lecteurs, légitimement, n’adhéreront pas à son contenu, nul ne pourra contester à Jacques Saussey son engagement humain, sa plume explosive et sa radicalité littéraire. Certains peineront à achever cet opus brûlant, d’autres le fermeront à regret : inutile de vous dire que nous faisons incontestablement partie de ces derniers.

    26/04/2020 à 08:26 8

  • Gannibal tome 1

    Masaaki Ninomiya

    8/10 Le village de Kuge, au Japon. Le calme, la sérénité, la concorde. Tout le monde semble y être heureux. Malgré les lointaines rumeurs de cannibalisme. Malgré le côté inquiétant des chasseurs. Malgré la disparition du précédent policier, Kanô, en poste dans ce bourg. Jusqu’à ce que l’on retrouve un cadavre dans la forêt, tellement amoché que l’on pense qu’il s’agit de l’œuvre d’un ours. Le nouveau policier, venu ici avec femme et enfant, va vite se rendre compte que quelque chose cloche.
    Une ambiance très lourde, habilement appuyée par une esthétique pesante et travaillée. Des moments palpitants, comme la battue en forêt, la découverte du doigt humain, l’attaque de l’ours, la séance de dégustation collective des chairs de l’animal, etc. La folie qui affleure, le passé également, au gré de planches particulièrement réussies et aussitôt addictives. Extra !

    18/11/2023 à 08:23 4

  • Hemlock Grove

    Brian McGreevy

    8/10 Hemlock Grove, une ville de Pennsylvanie modelée par un passé sidérurgique. Le cadavre d’une jeune femme vient d’être retrouvé, tellement amoché que l’on en vient à penser à l’œuvre d’une bête sauvage. Dans le même temps, deux adolescents vont se rencontrer. Peter Rumancek, un Gitan nouvellement arrivé dans les parages avec sa famille, et Roman Godfrey, dont la famille a contrôlé la métallurgie locale. Un duo improbable de jeunes hommes, qui va lentement remonter la piste du vargulf, ce loup mythique qui tue sans pour autant avoir faim.

    Voilà un roman qui revisite habilement le thème du loup-garou. Une simple relecture ? Non, assurément pas : il lui donne même un sacré coup de fouet. On se laisse immédiatement emporter par l’écriture de Brian McGreevy, jeune auteur très talentueux. Ses mots sont durs, raboteux et poétiques, acerbes, souvent teintés d’un humour noir, de passages assez crus quant au sexe, et de réflexions philosophiques voire métaphysiques. Les personnages qu’il met en scène détonnent dans la littérature consacrée à la lycanthropie. Roman, héritier d’un empire industriel, dont les autres membres de la famille dissimulent également de nombreuses zones d’ombre, se scarifie, est doué d’un pouvoir de persuasion radical et irrationnel sur ses congénères, et aime céder à la tentation de la chair. Peter peut se transformer en loup, en descendant d’une longue et étrange lignée d’individus influencés par les croyances bohémienne et également hindoue. Entre eux deux va naître une phénoménale histoire d’amitié, mais également une découverte réciproque de leurs univers respectifs tandis que seront mis à jour de sidérants secrets de famille. Il y a également d’autres protagonistes dans cette intrigue, plus en arrière-plan, comme Shelley, la sœur de Roman, immense jeune fille grande comme un titan et au visage déformé, et bien d’autres encore, qui auront tous leur rôle à jouer dans ce livre. Cependant, on se gardera bien d’aller au-delà pour ne rien déflorer. Car, s’il y a bien un aspect qu’il faut retenir de cet ouvrage de Brian McGreevy, c’est son côté explosif. Non seulement il emprunte les codes classiques du loup-garou, mais il se permet également de les faire sauter au gré de saynètes hallucinantes, de digressions pertinentes, et de moments particulièrement farouches.

    Bien évidemment, il faudra apprécier ce type d’histoire pour totalement être conquis. Néanmoins, l’écrivain y incorpore une telle fougue et un côté policier mâtiné de fantastique qu’il est bien difficile de résister à cet envoûtement, ou plus exactement, à sa morsure.

    07/01/2019 à 18:17 8

  • L'Accident de l'A35

    Graeme Macrae Burnet

    9/10 Une sortie de route : c’est ce qui a causé la mort de Bertrand Barthelme, notaire dans la ville de Saint-Louis. Mais lorsque l’inspecteur Georges Gorski vient apprendre la terrible nouvelle à son épouse, Lucette, et à son fils, Raymond, l’ambiance n’est pas aussi sinistre qu’attendue : elle est indifférente voire dans la retenue de l’allégresse. Autre élément qui vient titiller le policier : la veuve lui apprend que feu son mari n’avait normalement rien à faire à cet endroit ni à cette heure. Y aurait-il anguille sous roche ? L’accident en est-il vraiment un ? Le défunt avait-il quelques secrets à dissimuler ?

    Après La Disparition d’Adèle Bedeau, voici le deuxième opus de la série consacrée à Georges Gorski. Un peu plus de trois cents pages d’une bien belle tenue, forte et prenante, qui emporte le lecteur de la première à la dernière page. Graeme Macrae Burnet nous entraîne dans un ouvrage à l’ambiance poisseuse, où le flegme apparent des mots et des ambiances n’en est que plus trompeur. A la manière d’un Georges Simenon que l’écrivain semble avoir pris comme tuteur littéraire (la référence, notamment, à Saint-Fiacre, une rue où se rend le fils de la victime, n’est sans doute pas choisie au hasard), il se commue en portraitiste acide, usant du vitriol avec maestria, et nous livre des tableaux acerbes, notamment dans les rapports de couple. L’histoire se découpe nettement en deux parties, avec l’enquête de Gorski d’un côté, et celle de Raymond de l’autre, un adolescent mal dans sa peau, à la sexualité perturbée, qui va tenter de mieux connaître son paternel une fois mort que vivant. Il sera ainsi amené à côtoyer la belle Yvette, allant au-devant d’une terrible vérité. Dans le même temps, notre inspecteur résoudra une autre affaire, dont la chute, à la fin du vingt-deuxième chapitre, va tomber en quelques mots, habiles et judicieusement choisis, comme le couperet d’une guillotine. Tentant de renouer avec sa femme, Céline, dont il est séparé, et cherchant à récupérer sa fille, il se débat encore avec ses légers problèmes d’alcool, tout en entretenant sa mère qui perd la tête.

    Un roman qui, paradoxalement, érige son intrigue avec une immense économie de moyens tout en déployant une réelle puissance de percussion. Graeme Macrae Burnet nous régale de bout en bout, avec des atmosphères adroitement tissées, des personnages d’une rare densité humaine, et une histoire d’une crédibilité sans la moindre faille. Pour les fans de Geroges Simenon et les amateurs d’une littérature qui privilégie la peinture des âmes et des cœurs aux effets pyrotechniques, voilà un pur bijou.

    30/11/2020 à 07:00 8